Déjà trois jours de travail acharné derrière elle. Depuis que les Jeux avaient commencé, Mia n'arrêtait pas. Lancer des pièges, fignoler les mutations, il fallait travailler le plus vite possible, pendant des heures et des heures. Mais elle aimait cela. C'était comme une drogue, elle n'avait presque plus besoin de manger, de boire ou de dormir, elle n'était plus qu'un être de pur esprit, tapant des commandes, maniant la carte holographique, surveillant les Tributs, faisant régulièrement un résumé de la situation aux Juges afin qu'ils puissent prendre les décisions qu'ils s'imposaient. C'était éprouvant mais cela lui procurait un plaisir intense. Depuis les derniers Jeux, elle n'attendait qu'une chose : que cela recommence. Enfin, ses inventions étaient testées sur le terrain, son travail était vu sur tous les postes de télévision du Capitole et des districts. Bien sûr, son propre nom ne serait pas valorisé : à peine une ligne sur le générique, perdu entre ceux des autres concepteurs. Les gens ne le retiendraient pas, ne le regarderaient même pas. Ce à quoi ils prêtaient attention, c'était au nom du Haut Juge, et à ceux des tributs. Mais ils se souviendraient des pièges spectaculaires que Mia aurait mis en place. Ils en parleraient entre eux, et ne les oublieraient pas. Ils en rêveraient et espéreraient voir encore mieux l'an prochain. Et cela, c'était la vraie récompense.
Tout en pensant cela, Mia faisait aller ses doigts sur le clavier de commandes. Elle devait se dépêcher de remplir le dernier ordre du Juge Rhodes, donné peu de temps après que cette dernière ne parte en pause. Mettre au point une mutation. A vrai dire, les mutations étaient déjà prêtes, mais il fallait toujours faire quelques réglages avant de les introduire dans l'arène.
Cette fois, Mia s'occupait des caïmans à tête chercheuse, grande nouveauté de ces 78èmes Jeux. L'un d'entre eux avait déjà eu raison d'une des tributs dès le premier jour. Cette mutation n'était pas spectaculaire : tous les téléspectateurs avaient l'impression d'être en face de vrais caïmans. Mais il leur avait été greffé dans le museau un système de détection comparable à celui de missiles : ils pouvaient donc être téléguidés vers une cible précise, ou un ensemble de cibles, à condition que la signature ADN de ces dernières soit insérées manuellement dans la mémoire du programme. C'est ce dont Mia s'occupait actuellement, en utilisant les résultats des prélèvements sanguins que tous les tributs avaient subis au cours de la phase d'entraînement. La liste des cibles avait été établie par le Juge Rhodes, elle n'avait donc qu'à suivre la procédure habituelle. Rien de difficile, mais il fallait travailler vite, car à chaque fois, il fallait préparer trois mutations, pour prévenir tout risque de panne ou de défaillance. Le public ne devait pas être privé d'un beau spectacle parce qu'un caïman se serait coincé la tête entre deux racines.
Justement, elle entendit la voix du Juge dans son dos, qui lui demandait :

- Mia ? La mutation que je t'avais commandée est-elle prête ? Il va falloir qu'on l'envoie. Ces alliances doivent être brisées.

Mia tourna la tête. Le Juge Rhodes se trouvait derrière elle, dans son uniforme. Elle avait parlé d'un ton relativement sec, qui faisait que de nombreux concepteurs ne l'appréciaient pas. Ce n'était pas le cas de Mia. Elle trouvait que pendant les Hunger Games, l'équipe n'avait pas le droit à l'erreur. Le Juge Rhodes faisait simplement son métier, avec une précision chirurgicale qui pouvait blesser certains. Mais Mia pensait que c'était nécessaire pour obtenir une plus grande efficacité. Elle répondit donc sur un ton tout aussi professionnel :

- Presque, Juge Rhodes. Je suis en train de terminer le dernier caïman de secours, mais vous pouvez déjà lancer le principal. J'aurais fini dans deux minutes, il ne me reste qu'une signature ADN à rentrer.

Même si le ton de Mia se voulait assuré, elle espérait que le Haut Juge ne lui en voudrait pas de ne pas avoir parfaitement accompli son travail... Elle en avait fait assez pour ne pas entraver la bonne marche des jeux, mais cela n'atteignait pas ses propres exigences, encore plus élevées. Elle voulait être une conceptrice exemplaire, c'était sa seule ambition, son seul but, notamment en cette période de Jeux...

Comme Mia, le craignait, le Juge Rhodes exprima une vive contrariété en apprenant que les caïmans n'étaient pas tout à fait prêts :

- Bien... J’espère que ça ne retardera pas trop l’organisation des jeux.

Mia baissa la tête, acceptant le reproche. Elle aurait dû travailler plus vite. En temps normal, elle y serait parvenue, mais après trois jours de Jeux, l'épuisement s'accumulait. Elle trouva cependant la force de reprendre son travail : ses doigts recommencèrent à danser un ballet à un rythme effrené sur les touches de son clavier. Mia était fière d'être capable de se concentrer sur une tâche tout en écoutant une conversation : elle espérait donc pouvoir terminer la préparation des mutations avant que le Juge Rhodes ne s'éloigne. Cela compenserait peut-être l'inefficacité dont elle venait de faire preuve...
Heureusement pour elle, sa supérieure semblait disposée à discuter, et ne semblait pas vouloir s'éloigner pour superviser le travail d'un autre concepteur :

- Enfin vous serez pardonnée quand le sang coulera.

Mia la laissa dire. La vue du sang n'était pas ce qui l'intéressait le plus dans les Jeux : depuis qu'elle était toute petite, c'était les moyens techniques mis en oeuvre qui la fascinaient, pas les morts. Bien sûr, cela constituait un passage obligé, mais ce n'était pas pour elle l'attrait principal des Jeux. Elle savait cependant que son avis était minoritaire, et se garda bien de contredire le Juge Rhodes : elle ne souhaitait pas l'énerver davantage !
En tout cas, la minute accordée par sa supérieure hiérarchique lui suffit pour terminer de rentrer les données ADN dans le programme. Elle appuya sur le bouton de validation, et une image holographique du caïman apparut devant elle. Le Juge Rhodes la commenta en des termes louangeurs :

- Hum... Il m'a l'air diablement redoutable. J'ai hâte de voir ce que le public va en penser. Le Capitole rafole de ce genre de choses Et moi aussi. Voyons comment nos chers tribus vont réagir.

Etant donné que le programme de préparation des mutations avait un fonctionnement complexe et que Mia n'était pas sûre que sa supérieure avait vu que le caïman était prêt, elle précisa :

- J'ai terminé, d'ailleurs. Vous pouvez le lancer dès que vous le souhaiterez.

Puis elle se détendit. Elle avait terminé la tâche qui lui avait été confiée : elle avait droit à quelques secondes sans tension avant qu'un nouveau travail ne lui soit attribué. Elle sourit donc et ajouta :

- Il est redoutable, en effet, il l'a bien montré le premier jour, face à cette tribut du 1. Jade, je crois.

Tout comme elle s'intéressait peu aux morts, Mia s'attachait assez peu aux tributs, et leur personnalité ainsi que leur histoire personnelle l'indifféraient. Inutile de s'attacher à des personnes qui avaient toutes les chances de mourir dans le mois qui suivait... Et les vainqueurs n'avaient plus vraiment d'attrait pour elle non plus, même si, bien sûr, elle connaissait les noms des plus célèbres. Toutefois, depuis qu'elle travaillait pour les Jeux, elle s'astreignait à retenir les caractéristiques principales des tributs, histoire d'éviter de faire u n impair dans le cadre de ses fonctions...

Le juge Rhodes continua à fixer le caïman pendant de longues secondes. Mia serra nerveusement l'un de ses poings : son travail ne plaisait-il pas à sa supérieure ? Au bout d'un moment qui lui parut des heures, cette dernière lâcha :

- Hum... J'aimerai que vous simuliez une attaque.

- Tout de suite, Juge Rhodes.

Mia rentra rapidement quelques commandes dans l'ordinateur devant elle. Le programme de simulation était déjà implémenté, elle n'avait qu'à le configurer. Elle lança l'animation : pendant une vingtaine de secondes, les deux femmes virent le caïman holographique nager sous l'eau, puis bondir sur la berge pour saisir par la jambe une silhouette humaine aux traits brouillés. La bête était programmée pour ne pas tuer tout de suite : il fallait du spectacle... Mia cliqua sur un bouton et l'animal donna le coup de grâce en mordant le tribut une seconde fois, au torse cette fois. Mais la simulation avait-elle plu au juge Rhodes ?
Apparemment oui, car cette dernière déclara :

- Votre travail est remarquable, Mia. Je ne doute pas que Panem vous remerciera.

Mia apprécia le compliment, mais en période de Jeux, ni l'une ni l'autre n'avait le temps de s'attarder à s'échanger des louanges. Ce temps-là viendrait plus tard. Le juge Rhodes embraya tout de suite en demandant :

- Enfin passons. Nous avons encore à faire. Il faut développer les poisons des plantes. Et plein d'autres choses aussi. Le haut juge attend de nous que le Capitole soit surpris, encore une fois.

Mia réfléchit quelques instants pour passer en revue ce qui était disponible avant de répondre :

- Nous n'avons pas vraiment axé notre travail sur les plantes pendant ces Jeux-ci. Nous avons les poisons habituels à notre disposition, mais pas beaucoup plus. Nous pouvons accélérer la croissance des herbes toxiques dans certaines zones de l'arène, si vous le souhaitez.

La jeune conceptrice se sentit mal. Elle savait qu'elle était en train de décevoir sa supérieure... Son cerveau tournait à plein régime afin de trouver une solution. Elle eut rapidement une idée qui, si elle n'était pas excellente, permettrait au moins à Mia de montrer au juge Rhodes qu'elle n'était pas totalement dénuée de ressources :

- Pour l'an prochain, j'ai pensé à créer une plante dérivée des ronces dont la croissance serait accélérée au cours de la nuit. Lorsque les tributs se réveilleraient ficelés au petit matin, cela pourrait donner lieu à des scènes intéressantes.

Craignant une surcharge de travail ingérable, elle précisa néanmoins :

- Mais pour cette année, je pense que nous n'aurons pas le temps de développer cette technologie tout en gérant le courant des Jeux. Sauf à laisser tomber tout le reste, mais je ne crois pas que cela en vaille la peine.

Cela dit, connaissant le juge Rhodes, elle pouvait tout aussi bien ordonner de développer les ronces en plus du travail normal. Dans ce cas, Mia pouvait dire adieu à son sommeil... Elle espérait que les choses n'en viendraient pas là, cependant : même si elle adorait son travail, elle savait qu'elle n'était pas efficace si elle était trop fatiguée. Ce serait un drame si elle s'endormait sur sa table de commandes... Et déjà maintenant, après trois jours de Jeux intensifs, son corps commençait à se rappeler à son bon souvenir.