Je pliai soigneusement un haut fraîchement lavé, le rangeant dans mon armoire. Je fis glisser mes mains sur le tissu travaillé, pensif. Je devais mettre de l'ordre dans cette penderie. Avant que je ne quitte mon cocon. Pour redécouvrir la misère de ce monde, dans l'arène. Je poussai un maigre soupir. Le silence me pesait sur la conscience. C'était la fin de la matinée, le lendemain de l'annonce des scores. Une retransmission qui avait marqué mes esprits, car j'avais réussi à prouver de quoi j'étais capable. Mais je venais de signer mon arrêt de mort, dans un sens. Les carrières seraient probablement à mes trousses, tout comme pour la fille du district dix. Je secouai légèrement la tête. Récolter une bonne note ne signifiait pas la gloire, ni-même la mort. Elle ne signifiait rien, en réalité. C'était un numéro qu'on attribuait sur le front de chaque tribut. Et ce numéro ne valait plus rien dans l'arène, quand il était question de sauver sa propre peau. Le sentiment de survie prenait le dessus sur les aptitudes, et l'être humain était capable de tellement de choses... Je refermai le battant en bois sculpté du placard. Puis, on toqua à ma porte. Je marchai lentement vers l'entrée avant de tourner la poignée, fixant la muette qui se tenait droit comme un piquet devant moi. Elle me fit comprendre, avec plus de politesse qu'il ne fallait, que quelqu'un me demandait à l'entrée. Je haussai un sourcil et décidai donc de la suivre, laissant en plan la petite pile de vêtements que j'étais en train de ranger dans le placard sur le lit. Qui diable voudrait bien me parler ? Je m'étais déjà entretenu avec mon équipe de préparation, et j'avais reçu la visite plus que désagréable de ce démon de chef pacificateur hier soir. J'en conclus donc qu'un invité surprise semblait être impatient de converser avec le tribut du district huit, moi.

Arrivé au salon, je gravis les quelques marches qui séparaient l'entrée du salon pour m'enfoncer jusqu'à la grande porte d'entrée, la muette s'étant postée sur le côté et baissant la tête comme elle avait l'habitude de faire. Je l'ignorai la seconde d'après, me glissant de l'autre côté de la porte, dehors. Et quelle surprise que de me retrouver en face d'Alaska Rhodes, juge pour les hunger games et accessoirement une de ceux qui m'avaient attribué ce splendide neuf aux évaluations. Mais la Alaska que je connaissais n'avait pas de rapprochement avec ces jeux. C'était ma marraine. Une femme qui me connaissait avant même que je naisse. Elle avait gracieusement aidé ma mère à se hisser au sein du Capitole, lui apportant soutien financier et moral. Elle était la toute première égérie de l'agence Full Moon, et probablement la seule femme à réellement connaître la Diana Moon d'avant son succès fulgurant, alors que j'étais encore au creux de son ventre. Je levai subitement les yeux sur mon aînée qui m'intima de la suivre, ce que je fis sans rétorquer. Elle était certes ma marraine, mais je ne l'avais quasiment jamais vue. Une ou deux fois lors de très rares occasions, pour tout dire. J'éprouvais un profond respect pour elle, sans en avoir peur étrangement. Car je savais qu'elle serait toujours de mon côté. Nous nous enfoncions dans le couloir, à l'abri des mauvaises langues, et nous nous réfugions dans un petit hall sombre où des petits fauteuils entouraient une table basse truffée de magazines concernant les jeux de la faim. Je contournai l'un des fauteuils avant de m'y asseoir, sans pour autant m'y adosser. Je restai droit, ne comprenant pas l'importance de cette conversation. « Je ne sais pas si un juge a le droit de parler à un tribut en privé... » annonçai-je alors que je reportais mon regard sur elle. « ... Mais j'aurais aimé vous revoir dans d'autres circonstances. »

Un juge avait tous les droits. Même ceux qui lui étaient interdit. Notamment celui de s'entretenir personnellement avec un tribut. Sans hôtesse, sans mentor, sans styliste. Juste le tribut et le juge. Même si le lien que j'avais avec Alaska était plus fort que cela, nous étions tous deux en infraction. La conversation devait donc être brève, à l'abri des regards indiscrets. Je scrutai silencieusement ma marraine. Elle était toujours aussi droite et fière comme un lion, le souffle glacial et sa voix grinçante. Je me demandais toujours comment ma mère avait fait pour devenir l'une de ses plus proches amies, et je m'estimais parfois heureux d'avoir reçu la bénédiction perpétuelle de cette femme si forte au sein du Capitole. La situation était différente: j'allais probablement mourir. Et Alaska qui m'avait toujours protégé tirait les ficelles dans l'arène. Et c'était probablement elle qui entraînerait ma chute, et ainsi ma mort. Quelle ironie. Cette promesse, je m'en rappelais toujours aussi vivement. Ma mère m'en parlait régulièrement, presque autant que sa forte amitié avec Alaska. Alors elle avait beau vouloir me féliciter pour ma note aux évaluations, avait-elle seulement le pouvoir de vraiment m'empêcher de mourir ? Elle n'était pas seule juge dans ces jeux. Les mutations, la nature qui reprenait ses droits. Et elle le prouva par la suite: « J'ai déjà échoué une fois. Je ferai ce que je peux pour ne pas faiblir à nouveau. »

Keira. Keira avait été son échec. Et je n'avais jamais su la réaction d'Alaska face à ce tragique incident. Avait-elle gardé son regard de glace ? Ou avait-elle fini par craquer, comme ma mère l'avait fait ? Oui, elle avait fait une promesse à Diana, lorsqu'elle allait me mettre au monde. Cette promesse, c'était de nous sauver de l'arène. De nous sauver de la mort. Que les enfants Moon connaissent une vie meilleure que la misère du district huit. Mais Keira avait péri, et je ne pouvais décidément pas blâmer Alaska pour cela. Parce que ma sœur avait été tuée par sa gentillesse et sa générosité. Pas par les mutations ou la faim. Non. Elle s'était tuée, en somme. Et ça, Alaska n'avait rien pu faire pour l'en empêcher. « ... Sa mort n'est pas de votre faute. Et elle ne le sera jamais. » lui confiai-je dans un discret sourire, pour la rassurer sur ce que je pouvais éprouver par rapport à cette histoire. Puis je me permis de m'adosser au petit fauteuil, observant les alentours. Toujours rien. Personne. J'étais sur mes gardes, prêt à dévier la conversation au cas où un petit curieux nous trouverait là, à échanger des propos qui n'avaient pas lieu d'être. « Pourquoi avoir fait cette promesse alors que vous savez qu'elle est si dure à tenir ? » fis-je en ramenant mes mains sur mes genoux. « ... Je vais mourir. Et bientôt, Kallista aussi. » Même avec un neuf sur mon front, rien ne m'écartait de la mort. Et malheureusement, gagner les hunger games s'avérait être une chose trop difficile pour nous autres tributs. Gagner signifiait tuer. Là n'était pas mon problème. Mais gagner signifiait s'accorder le droit de mériter la victoire plus qu'un autre. Or, tout le monde méritait de vivre. Tout le monde.

Alaska était une femme d'honneur. A n'en point douter. Et jamais je ne l'avais remise en cause. Jamais. Elle était juge aux hunger games, elle avait toute une intégrité à préserver. Je ne pouvais pas la blâmer d'adopter cette attitude froide qui la caractérisait si bien. Peut-être même que j'avais pris exemple sur elle quand il fallut faire le deuil de Keira. A sa mort, je m'étais renfermé, devenant glacial et insolent par mon insouciance. Un peu comme Alaska. Sauf que elle n'avait pas la mort à ses trousses. C'était même elle qui tirait les ficelles de la faucheuse sur les tributs. Alors que l'arène m'attendait, j'avais du mal à me dire que ma marraine contribuerait à ma potentielle chute. « Il n'y a rien de pire que le pessimisme face à la mort. » Je baissai immédiatement ma tête, comme écrasé par le poids des mots de mon aînée. Moi ? Pessimiste ? Peut-être. Mais j'étais avant tout réaliste. J'avais acquis un beau neuf aux entraînements, me permettant de briller sur la scène et ainsi de m'attirer des sponsors. Des gens capables de contribuer à ma possible victoire. Armes, nourriture, soins, les précieux parachutes argentés n'existeraient pas sans eux. Alors le pessimisme, je pouvais vite l'oublier. Dans cette étrange et funeste aventure, j'avais déjà fait l'impasse sur la peur. Car l'espoir m'animait depuis le début. Cet espoir, je voulais y croire. M'y accrocher. Pour survivre à ce cauchemar, contrairement à ce que disait Alaska.

Je resserrai mes poings contre mes genoux, la tête toujours basse et les épaules affaissées par la prestance de la blonde platine. J'y croyais. Oui, j'y croyais. Je voulais y arriver. Je voulais prouver que je pouvais gagner. Mais pas gagner pour la gloire. Gagner pour vivre. Survivre. « Croyez-vous en moi ? » fis-je discrètement en relevant lentement ma tête vers elle. Avait-elle seulement le droit de me sponsoriser, même en secret ? Pouvait-elle mettre en péril son statut social pour une promesse profondément ancrée dans son cœur ? Je me détendis. Je plongeai mon regard sombre dans le sien frigide. Si j'avais fait preuve de faiblesse il y a quelques minutes, maintenant je semblais déterminé. Comme si Alaska m'avait ouvert les yeux, remotivé. Les jeux de la faim portaient bien leur nom: il fallait séduire pour s'attirer des sponsors, de par son physique, ses capacités et son caractère. L'alchimie de tous ces critères conduisaient à un taux élevé de survie, pour ne pas dire victoire. « Je ne veux pas laisser Maman derrière moi. Pas après Keira. Elle ne le supporterait pas. » confiai-je à Alaska alors que mes pensées allèrent droit sur ma défunte sœur aînée. Elle avait tout eu pour plaire. Une personnalité vraiment attachante, mais dévastatrice pour elle-même. Je ne prendrais pas exemple sur elle à ce niveau, les tributs pouvaient s'avérer si perfides. J'étais moi-même capable de trahir la confiance d'un autre, au nom de ma propre existence. Car ma vie était en jeu, et que j'avais encore des choses à accomplir en ce bas monde. « J'ose y croire, Alaska. J'y crois dur comme fer. Mais la réalité est toute autre. » Je n'étais pas le seul à vouloir sortir de l'arène en vie. Je n'étais pas le seul à avoir une famille qui m'attendait. Les jeux n'étaient qu'une vaste supercherie qui servait à briser les liens d'une famille. A désunir la communauté des jeunes des districts. Nous grandissions dans la peur, et nous mourrions dans la solitude.

Je buvais ses paroles. Elles s'enchaînaient avec minutie, rigueur et volupté. Quelle femme d'exception. Terrifiante, frigide, sérieuse. Et elle était de ma famille, quelque part. Alors chaque mot qu'elle prononçait, chaque phrase qu'elle émettait de sa voix railleuse, je ne trouvais pas le courage d'y répondre. Du moins, pas instinctivement. J'éprouvais toujours le besoin de réfléchir, de tourner ma langue plusieurs fois dans ma bouche au sens figuré du terme. Pour ainsi garder tout le respect que je pouvais éprouver pour elle. Elle ne croyait pas en moi, et elle avait ses raisons. Des raisons recevables, car trop réelles. L'arène regorgeait de surprises, elle était imprévisible. En même temps, en tant que juge, comment pouvait-elle garder son objectivité si elle commençait à avoir ses favoris parmi les tribus ? C'était logique. Réfléchi. Travaillé. Et je ne cherchais même pas à vouloir la corrompre. Ce n'en était nullement mon intention. J'avais osé penser à croire que le lien qui nous unissait en-dehors des jeux pouvait influer sur notre destin. Ou plutôt le mien. J'avais trop rêvé. Et Alaska avait le don de me faire si bien redescendre sur terre.

« Les rumeurs courent déjà parmi les sponsors. Ton nom a été évoqué. » Je secouai légèrement ma tête, sortant vite de mes pensées. Quoi ? Me mentait-elle pour me faire garder espoir, ou disait-elle la vérité au détriment de son secret professionnel ? Evidemment, avec mon neuf fraîchement récolté, il était sûr que mon nom résonnait dans les conversations des sponsors. Mais d'autres tributs pouvaient s'attirer leurs faveurs. Les carrières avaient fait d'excellentes prestations. La fille du neuf avait surclassé tous les autres tributs, même moi, avec son surprenant dix. Et le garçon du onze était parvenu à se hisser au niveau des carrières. Cette année, les sponsors ne savaient probablement pas où se donner de la tête. Quel poulain fallait-il mieux sponsoriser ? Qui avait le plus de chances de survivre dans le hasard de l'arène ? J'étais en lice, avec les autres tributs précédemment évoqués. J'avais gagné des sponsors, mais j'avais aussi gagné plus de chances de m'attirer les foudres des autres tributs. Éliminer les meilleurs, en groupe, pour s'assurer une meilleure victoire. Et même si Alaska avait envie de me voir gagner, elle ne pourrait rien faire contre ça. Je me levai de mon petit fauteuil, appuyant mes mains ses les accoudoirs. Je me dégageai du petit coin détente, regardant autour de moi. Toujours personne. « Je... Je ne décevrai pas mes sponsors. Je ne vous décevrai pas. » annonçai-je, m'approchant du fauteuil d'Alaska. Je restai debout à ses côtés, baissant ma tête pour pouvoir la dévisager de mes yeux toujours aussi sombres. « Je me battrai. Jusqu'au bout. »

Je n'avais jamais perdu espoir. Depuis le moment où mon nom avait résonné dans tout le district huit de la voix cristalline d'Iris, mon hôtesse, je n'avais jamais cessé de vouloir positiver. De me dire que ça irait. J'étais conscient de ma mort imminente. Mais il y avait une chance que je m'en sorte. Une maigre chance. Ce n'était pas comme si la mort était fatale. Gagner, c'était saisir cette chance. Et pour gagner, il fallait s'en donner les moyens. Ces moyens étaient variés: force, charisme, instinct, calme. Des notions qu'un tribut ne possédait pas forcément. Surtout ceux des districts les plus reculés, pas habitués à l'ambiance des jeux, à l'inverse des carrières. Nous étions démunis face à l'adversité. Il y avait cette terreur à contrôler au fond de nous. Il y avait cette fascination pour la capitale et sa richesse abondante. Il y avait ce doute qui persistait en nous: allions-nous y arriver ? Pourrions-nous y arriver ? Les jeux n'étaient qu'un enchaînement de procédés. Un divertissement pour les gens du Capitole, la guillotine pour des enfants qui avaient encore tout à découvrir. Et la stratégie primait sur toutes les autres valeurs.

Alaska avait beau se répéter, j'avais compris ses intentions, ses possibilités. Elle était juge, donc l'objectivité devait être le principe de base de son métier. Je savais qu'elle ne pourrait rien faire pour me sauver si la mort venait à me frôler de trop près. Mais je savais que je ne serais jamais seul. Elle serait là. A m'observer. Tout comme mes proches. Je devais survivre pour ça. Pour revoir leurs visages aux yeux larmoyants et aux petits sourires, probablement submergés par le plaisir de me revoir victorieux. Sinon, je ne tenais pas à voir leurs visages défigurés par le chagrin. Certains auraient à m'enterrer. Certains auraient à me pleurer. Et ce n'était jamais ce que je leur souhaitais. Voilà pourquoi je m'étais braqué face à mes proches, devenant l'homme froid que j'étais en ce moment. Pour que ceux que j'aimais ne s'attachent pas à moi. Pour que je ne puisse pas leur manquer. Mais il y avait des personnes qui ne pourraient jamais quitter mon esprit. Diana Moon par exemple. Ma mère. Alaska en fit d'ailleurs illusion. Je devais gagner pour elle. Oui. Mais pas que. Kallista, Papa, mes rares amis. Je devais survivre pour eux. Je devais survivre aussi pour raviver la flamme de ma sœur aînée Keira. Que personne ne puisse l'oublier. J'esquissai un maigre sourire à la blonde, m'éloignant de son fauteuil, dos tourné. Je m'avançai de quelques pas jusqu'au couloir, là où des personnes seraient capables de me remarquer. « J'ai encore trop de choses à accomplir ici pour mourir. Maman a besoin de moi, je le sais. » Je me retournai légèrement pour retrouver ma marraine dans mon champ de vision. « L'espoir ne m'a jamais quitté. » Je lui offris un nouveau petit sourire, avant d'incliner respectueusement ma tête en guise de salut. Je n'avais plus rien à d'autre à lui offrir. Espérant avoir été convaincant, je repris ma marche lente dans le couloir, disparaissant du coin discussion où nous nous étions installés. C'était probablement la dernière fois que je voyais Alaska Rhodes. Mon cœur était lourd. Lourd de regrets. J'aurais aimé profiter plus de sa présence certes glaciale. Je lui faisais confiance. Et je savais que si la solitude me gagnait dans l'arène, j'aurais un regard sur le ciel artificiel, à la recherche de son regard sombre. Sombre comme la nuit.