WORDS ALWAYS WIN
BUT I KNOW I'LL LOSE.

I. TRY TO HEAR MY VOICE ; (2301, SECOND DISTRICT)  Les mains croisées sous sa nuque, Iseult regardait le plafond. La respiration lente d'Alice lui indiquait que sa jumelle était toujours réveillée. Elles ne parlaient pas. En réalité, elles se parlaient rarement. La moisson était prévue pour le lendemain et, comme chaque année, la sommeil mettait du temps à arriver – s'il arrivait, évidemment, parfois le soleil se levait sans qu'il y ait eu un seul moment de repos. Alice fit bruisser ses draps lorsqu'elle se retourna vers sa sœur. Dans la pénombre, Iseult n'aurait jamais pu la distinguer mais elle devina qu'elle souhaitait lui adresser la parole. Instantanément, son ventre s'engourdit sous la colère sourde qu'elle ressentait. Elle en voulait à Alice de lui ressembler et d'être aussi faible. Elle lui en voulait d'être boiteuse, de ne jamais parvenir à honorer sa famille. En somme, sa sœur était le mouton noir de la famille Turner-Hobbs – la pauvre petite paria du deuxième district. Pourtant, ce n'était pas de sa faute, sa tare aurait également pu toucher Iseult. Chanceuse, elle l'était mais c'était à peine si elle en avait conscience. « J'ai envie de me porter volontaire, demain. » Iseult fronça les sourcils et se redressa à l'aide de ses avants-bras. Un sourire carnassier étira ses lèvres. Sa sœur ne se porterait jamais volontaire, elle n'était pas assez brave pour cela. Elle prenait cette révélation à la légère comme si, au fond, ce fait lui importait peu. Dans son esprit, tout était clair : sa sœur vivrait car jamais elle ne serait moissonnée. Dans les premiers districts, les adolescents étaient des carrières, entraînés à se battre et à tuer, et se portaient généralement volontaires avant le tirage au sort. Si Iseult avait été entraînée dans cette optique, cela n'avait pas été le cas d'Alice. Elle était lente, bien trop lente, et peu athlétique (et sa sœur ne manquait pas de le lui rappeler, d'ailleurs). Dans son lit, son interlocutrice s'agita. Le bruissement des draps devint rapidement insupportable. « Je ne te crois pas. » lâcha finalement Iseult. Sa voix était sans timbre, infiniment froide. « Qu'attends-tu de moi, Alice ? Que je te retienne ou que je te plaigne ? Si tu te portes volontaire, tu mourras. C'est vraiment ça que tu veux ? » Ce n'était qu'une question rhétorique. Iseult n'avait jamais attendu de réponse de la part de sa sœur. A ses yeux, cette dernière voulait juste attirer l'attention sur elle – ou bien espérait-elle réellement gagner les jeux de la faim. Cette image tenait purement et simplement de la fable. De fait, jamais elle n'irait affronter les autres tributs ; c'était une certitude à laquelle Iseult ne démordrait sans doute pas. Aussi, sa surprise fut grande lorsque, le lendemain, Alice annonça d'une voix claire qu'elle se portait volontaire. Elle s'était calmement avancée jusqu'à l'estrade où l'attendait le petit comité qui s'occuperait d'elle et de l'autre tribut. Iseult avait le regard rivé sur sa jambe raidit qui ralentissait considérablement sa démarche. Sa mâchoire inférieure s'affaissa légèrement alors qu'elle remarquait peu à peu les regards courroucés qu'on jetait à sa jumelle. Son cœur rata un battement. Mais que faisait-elle ? Pour quelles sombres raisons suivait-elle cette lubie qui lui coûterait sûrement la vie ? Plus tard, ses parents rencontrèrent sa sœur pour les derniers adieux mais Iseult refusa de les suivre. Il était difficile pour elle de définir clairement ce qu'elle ressentait à l'égard d'Alice. En revanche, une chose était sûre : cette histoire ne pouvait s'achever que sur la mort de la principale intéressée. Et en réfléchissant, peut-être était-ce cela la réponse à sa question. Peut-être était-ce cela qu'Alice voulait.

II. KISS THE ONES WHO ARE BORN TO DIE ; (2301, 65TH HUNGER GAMES) Un coup de canon retentit lorsque sa joue heurta le sol. Son visage pâle fut un instant placé en gros plan sous les yeux des habitants de tous les districts. Tous les habitants. Ses paupières papillonnèrent un instant puis tout s'arrêta. Ils l'avaient vue mourir. Elle l'avait vue mourir. Iseult écarquilla les yeux, détaillant l'espace d'une seconde les traits ensanglantés de sa jumelle. Un fin filet de sang roulait sur sa peau. Désorientée, la jeune fille chercha du soutien de la part de ses parents mais ces derniers, à l'instar des gens du second district, ne semblaient pas étonnés. Etaient-ils au moins malheureux ? Un sanglot secoua son corps alors qu'elle esquissait un pas vers eux. Ses gestes, d'habitude francs et hautains, trahissaient un malaise grandissant. Elle tendit ses doigts fébriles vers sa mère mais se ravisa au dernier moment. Elle fit un pas en arrière, bouscula le fils du boucher. Si elle s'était seulement attendue à ça, sans doute aurait-elle était plus douce avec sa sœur jumelle. Car Iseult s'en rendait compte à présent. Elle prenait peu à peu conscience de sa perte. La perte d'une fille qu'elle insultait à longueur de temps, dont elle raillait la démarche lente et saccadée. Une fille qu'elle aurait voulu voir morte un bon paquet de fois. Il n'y avait plus de retour en arrière. Il n'y avait plus de mea culpa à faire. L'espace dans lequel elle se trouvait fut rapidement gagné par les ténèbres. Lorsqu'elle recouvrit la vue, ses parents n'avaient pas bougé. En revanche, le teint livide de ces derniers lui arracha un semblant de satisfaction qui s’accommodait à merveille avec le pincement qui lançait son cœur. Ses mâchoires se contractèrent alors qu'elle serrait férocement les poings à s'en faire blanchir les jointures. Ses ongles s'enfoncèrent dans sa peau. Des demi-lunes rougeâtres se dessinèrent sur ses paumes. Ils étaient tous coupables. Son regard sombre se porta sur la figure de son père et elle eut envie de le frapper. Il n'avait pas réagi, il n'avait rien fait. La vie d'Alice importait peu, au fond, comme Iseult l'avait toujours dit : qui avait besoin d'une boiteuse dans la famille ? Durant des années, elle avait pointé du doigt sa prétendue inutilité. Maintenant qu'elle était morte, Alice laissait derrière elle un goût amer dans la bouche de sa sœur. Mais elle ne versa pas une seule larme. Cachée derrière une supposée indifférence, son chagrin aurait sûrement été perçu comme de l'hypocrisie. « Une de moins. » soupira son voisin. Le second district n'aurait jamais gagné les jeux cette année, du moins grâce au tribut féminin, et tout le monde en était conscient. Alice en avait également pris conscience car tout ça, toute cette mascarade, n'était qu'un suicide arrangé. Quelques semaines plus tôt, Iseult avait pensé sa sœur assez idiote pour imaginer gagner les jeux de la faim. La vérité était autre. Alice s'était suicidée, avec l'aide du Capitole. Du grand Capitole. Elle avait mis consciemment fin à sa vie car une certitude s'était gravée en elle, grâce à l'aide de ses proches, à savoir que la boiteuse qu'elle était ne pourrait jamais réussir la moindre entreprise. Quel genre de monstres étaient-ils ? Un gémissement passa ses lèvres et, lentement, Iseult sentit ses jambes se dérober sous elle. Ses genoux heurtèrent le sol en un bruit mat. Elle leva ses paumes à la hauteur de ses yeux, cherchant une réponse. Un semblant de putain de rédemption. Elle avait tué sa sœur. Aussitôt, elle sentit des doigts inquiets cajoler son dos. Des murmures inquiets secouèrent la foule. Mais que lui arrivait-il ? Non, jamais Iseult ne pleurerait pour la mort de sa boiteuse de jumelle. Non, jamais elle ne ressentirait autre chose que du mépris à son égard. Jamais, jamais, jamais. Elle serra les poings, les porta contre sa poitrine, se courba en avant – et hurla. Elle les haïssait, elle se détestait. En repensant au visage mortifié de sa jumelle, la jeune fille se vit mourir. Iseult était morte en même temps qu'Alice.

III. THERE'S NOTHING LEFT TO SAY NOW ; (2301, SECOND DISTRICT) « Is-Iseult ?...oh non..non, non...Broderick, v-va chercher un médecin...fais vite. » Bonnie Turner tomba à genoux à côté de sa fille. Elle passa ses mains sous ses aisselles et la redressa. L'arrière de son crâne juvénile dodelina mollement contre son épaule maternelle. Les lèvres pincées, Bonnie tint son regard rivé en direction du genoux gauche de sa fille. Qu'a-t-elle fait ? Oh, elle le savait très bien. Elle l'avait compris dès qu'elle avait ouvert la porte de la chambre de ses filles. Les doigts d'Iseult frémirent et, doucement, ses lèvres s'étirèrent en un fin sourire. Elle l'avait retrouvée en elle. Alice. Ses paupière se rouvrirent et son regard, au lieu de se porter sur la figure larmoyante de sa mère, se dirigea instantanément vers le genou qu'elle avait mis un temps fou à charcuter. A un moment, la douleur avait été tellement forte qu'elle s'était évanouie. Elle était allée au bout de ses idées et avait agi en fonction de son chagrin. Elle avait perdu la tête. Iseult lâcha un râle de douleur et, l'espace d'un instant, prit grand soin de maudire sa stupidité. Elle avait été à la hauteur de ses propres attentes. Plus encore, elle savait pertinemment que ses essais avaient été fructueux. A l'évidence, Iseult ressemblerait plus à Alice, qu'à celle qu'elle avait toujours été. Etait-ce pour le meilleur ou pour le pire ? Ces grandes divagations mentales la frappaient de plein fouet, envahissant son esprit et fourmillant dans sa poitrine. Son cœur battait si fort dans sa cage thoracique qu'elle avait l'étrange impression qu'il souhaitait juste en sortir. Son engagement était définitif. Peut-être même l'aiderait-il à vivre, si ce n'est à survivre, et à apprécier ce qui lui avait toujours échappé. Alice était si différente d'elle. Elle avait aimé et apprécié des choses qu'Iseult peinait encore à prendre au sérieux. Sa douceur et sa gentillesse avaient finalement eu raison d'elle ; cela l'avait même poussée au suicide. Où était cette putain de justice que l'on idéalisait tant ? Elle aurait voulu être le monstre qu'elle avait toujours pensé être, elle aurait voulu être insensible. Mais elle avait besoin d'Alice, elle avait besoin de la voir vivre – car elle l'avait vue mourir et elle s'était vue mourir avec elle.

IV. I WALKED ACROSS AN EMPTY LAND ; (2313, SECOND DISTRICT) Sa jambe lui faisait un mal de chien. En douze ans, elle avait eu toutefois le temps de s'y habiter. Cette douleur l'élançait continuellement et, à chaque pas, elle se rappelait. Iseult se souvenait du visage meurtri de sa sœur, de ses grands yeux larmoyants. Bravement, elle marchait dans les rues. Quelques années plus tôt, son père avait voulu lui donner une canne. Mais elle l'avait refusée ; qui était-elle pour accepter ce qu'Alice n'avait jamais eu ? En réalité, sa fierté avait parlé à sa place car une canne aurait sûrement soutenu un maximum sa marche. De ce qu'elle avait fait quelques années, Iseult ne regrettait rien. Certains moments étaient plus difficiles que d'autres – mais personne n'aurait plus jamais l'occasion d'oublier Alice. Du moins, elle, elle ne l'aurait plus. Elle parlait rarement de sa sœur mais y pensait tout le temps. Plus qu'un acte à achever, cette idée était devenue fixe, profondément ancrée en elle, dévorant ses sens – une véritable obsession. Le vent frais fouettait son visage en une caresse mordante qu'elle savourait comme s'il s'agissait de la dernière. Elle avait appris à se taire, à aimer. La mort d'Alice lui avait été bénéfique et sans doute était-ce cela le plus dramatique. Elle avait eu besoin de la mort de sa jumelle pour se rendre compte des choses qui l'entouraient et auxquelles elle ne portait, jadis, qu'une importance passable. Ses plans sous le bras, Iseult était considérablement diminuée, placée au doux rang d'infirme. Ce modeste statut ne l'avait jamais réellement incommodée puisqu'elle l'avait cherché – bien des années auparavant, alors qu'elle essayait de retrouver en elle une part d'Alice. Sa recherche avait été infructueuse ; bien que jumelles, elles ne se ressemblaient en rien. Alice était morte. Se charcuter la jambe jusqu'à perdre connaissance n'avait été qu'un éclair fugace dans son esprit – elle avait espéré retrouver pleinement fonction de sa jambe. Elle aurait pu passer à autre chose, au lieu de ressentir quotidiennement quelques élans de culpabilité. Mais ce qui était fait n'était visiblement plus à faire. Cette éternelle question de rédemption aurait bien le temps de bouffer sa vie, Iseult n'en avait finalement cure puisqu'elle avait appris à vivre avec. Comme elle avait appris à vivre avec sa jambe raidie et ses muscles martyrisés. Tout n'était qu'une question d'apprentissage et, fatalement, de temps. La jeune femme avait choisi la meilleure solution qui s'était présentée à elle – même si ce n'était définitivement pas la plus lumineuse aux yeux de ses proches. On avait d'elle qu'elle était une idiote, une foutue naïve. On aurait dit qu'elle cumulait assurément toutes les tares du monde. Ce n'était en rien gênant. Parce que, voyez-vous, c'était cela qu'elle recherchait.