Capitole. Réception. Deux mots qui sonnaient toujours désespérément faux dans l’esprit de Clyde. Quoi qu’il en fasse, quoi qu’il essaie d’en faire, ce n’était jamais qu’une éternelle mascarade, un jeu, un spectacle auquel il se prêtait par instinct de survie plus que par plaisir ou par choix. Il n’avait pas envie de recevoir la visite de quelque pacificateur l’accusant de traîtrise, le questionnant tout bonnement sur ses activités. Il n’avait pas envie non plus de rester enfermé chez lui à se morfondre, sa maison au village des vainqueurs étant bien le seul endroit où il ne supportait plus de mettre les pieds, bien souvent. C’était trop grand. Trop vide. Les rires d’enfant éclataient encore sur les murs, rebondissaient et touchaient son cœur comme un pic acéré. Il n’arrivait pas à s’en défaire ; pas même quatorze ans après l’incident. Les fantômes dansaient entre les quatre murs de cette gigantesque boîte dont il se sentait ni plus ni moins prisonnier. Attaché, enchaîné. À avoir une vie confortable, certes, mais à souffrir chaque jour d’être encore en vie. Il aurait préféré mourir aux Jeux que d’avoir à subir tout cela. Il aurait préféré, même, être là pour l’incident, et se sacrifier pour elle. C’était si stupide, d’avoir ce genre de pensées. Et il n’aimait pas cela. Mais c’était incontrôlé ; incontrôlable. Il se perdait dans ses divagations et ses souffrances, et rien ne comptait plus alors que d’imaginer le monde, rempli de
si. Refaire l’histoire, et imaginer ce qu’il en avait été
si, justement, il avait pu la sauver. S’il n’avait pas été tiré au sort pour les Jeux, il sait que ni Caelenia ni Mallory ne seraient rentrées dans sa vie. S’il n’était pas parti la toute première fois pour le Capitole en tant que chair à canon, peut-être aurait-il réussi à avoir une vie normale, dans son district ; ou alors, ses parents l’auraient poussé à se porter volontaire une année — s’ils avaient seulement eu assez d’arguments pour le convaincre de le faire — et il serait mort dans une autre arène, dans d’autres circonstances. S’il n’avait jamais cédé aux avances douces de Caelenia, elle ne serait jamais venue lui annoncer sa grossesse, et lui demander avec ses petits yeux de biche d’assumer son rôle de père. Ou si, même, il avait refusé de le faire. Alors, peut-être, les choses auraient-elles été totalement différentes.
On dit, après tout, que le battement d’ailes d’un papillon entraînerait un typhon à l’autre bout du monde. Théorie du chaos. Changer une chose bouleverse tout. Peut-être l’aurait-il souhaité. Peut-être l’aurait-il voulu. Peut-être se plaisait-il à refaire sans cesse le monde, pour cette raison. Mais voilà. Le monde n’était pas différent. Personne n’avait le pouvoir de changer les choses. Et il n’avait plus qu’à vivre avec souvenirs et fantômes, en espérant que sa vie ne se complique pas davantage, et en obéissant aux lois d’un monde qui lui donnait la nausée, dans le simple espoir de
survivre. Il ne changerait rien. Et il était peut-être temps, quatorze ans après le drame de sa vie, de se faire à l’idée.
Alors, on sourit. On s’arme de sa plus belle trogne, de celle qui fait fondre les Capitoliennes — et parfois même Capitoliens — et on se contente de marcher au milieu de la haie d’honneur tracée par ces gens qui ne savent même pas ce que signifie le mot
honneur. Il les avait toujours détestés plus que ce n’était permis de détester quiconque, mais n’avait malheureusement pas le choix de les supporter. Il ne se pavanait pas, ne traînait pas les pieds, et se contentait d’avancer, le dos légèrement voûté, de cette démarche sauvage et lancinante, ce petit sourire taquin aux lèvres. Il aurait voulu leur perte. Leur mort. Alors, on lui demanderait :
pourquoi ne pas avoir intégré les rebelles ? Parce qu’il les détestait. Tout autant que Snow, et ses Pacificateurs. C’était à croire qu’il détestait absolument tout le monde en ce bas-monde. Et ceux qui murmuraient cette vérité n’étaient pas bien loin de l’exactitude.
Heureusement, à cet instant, il n’y avait personne. Seul, les mains dans les poches de ce pantalon fort élégant — peut-être trop pour lui —, il avançait. Le Capitole le vêtait à sa guise lorsqu’il y mettait les pieds, et ce n’était malheureusement qu’une fois chez lui, et loin des caméras, qu’il pouvait enfiler les bonnes vieilles fringues qui ne plaisaient qu’à lui, et dans lesquelles il arrivait à se sentir bien. Ce n’était qu’une fois loin des caméras qu’il pouvait se débarrasser de la petite escorte de Pacificateurs qui n’était jamais bien loin. Mais qui, là, le laissait en paix. Parce qu’il avait déjoué leur présence ? Oui, sûrement.
Petit malin. À ne pas prendre le chemin qu’on attendait qu’il emprunte, prêt à débarquer à la réception à laquelle il avait été convié. Oui. Lui. Invité. Par le Capitole et ses habitants. Et il y allait. Drôle de nouvelle, lorsqu’on connaissait le bonhomme.
C’était oublier qu’il n’avait pas le choix.Une boule étrange au creux du ventre. Il était au Capitole parce qu’on lui avait demandé d’y venir. Parce que, le soir précédent, encore, il s’était perdu dans les draps d’une femme qui l’avait voulu. Ce genre de choses qui aurait pu le répugner. Mais auxquelles il s’était fait. Triste fatalité que de se prostituer. Mais il détestait ce terme, et bien fou aurait été celui qui l’aurait employé à son égard, et face à lui. Clyde était de ceux qui s’énervaient brutalement et pour peu, et ce genre de sujet était donc absolument tabou. Impossible à aborder avec lui. Il le faisait parce qu’on lui demandait. Et il n’y avait pas à tergiverser ce point. Le plaisir d’un homme n’avait rien à voir avec ce qu’on lui imposait. Point final.
Loin des caméras. Il ne souriait pas, parcourant les couloirs de ce somptueux bâtiment du Capitole. Étranger à ce monde qu’il détestait plus que tout, et contre lequel il ne pouvait rien. Il sécrétait une perpétuelle amertume à l’égard de ces gens. De cette vie. De tout ça. De l’humanité en général. Mais il était comme cela ; et impossible à changer, malgré tous les
si que l’on souhaitait voir modifier l’histoire.
À quelques mètres de la réception, seulement. Il sentait une boule se former au creux de son ventre, et soupira brièvement entre ses dents serrées. Il avait envie de faire demi-tour. De courir jusqu’au sommet de cette tour d’architecture complexe, de grimper sur le toit et d’hurler sa rage au monde. Mais il était enchaîné, pareil à une bête sauvage. Et c’était bien impossible d’escompter fuir cette fête.
Puis, il le vit. Tywin. La première seconde, un sourire se dessina sur les lèvres du vainqueur. Il ne serait pas seul, ce soir. Pas le seul à répondre à cette fête stupide et vomitive. Mais dès l’instant où il l’aperçut, il comprit néanmoins que quelque chose clochait ; le Nasuada aurait dû être heureux. Il était tout juste père, et fraîchement marié. N’avait-il pas tout pour être comblé ? Le sourire de Clyde fana instantanément. Ombre silencieuse que les Capitoliens n’avaient pas encore vue arriver, Tywin ne s’était pas encore mélangé à la foule. Et il en profita. Zigzaguant entre quelques personnes qu’il esquiva, le regard bas, il attrapa son collègue du Un par le bras pour le tirer à l’écart avant qu’une quelconque greluche ne se jette à son cou. Car c’était impossible. Tywin ne pouvait
pas décemment entrer dans cette salle, et y faire sa vie. Son sourire sonnait faux. Son regard était vide, absent. Et toute sa posture hurlait sa souffrance. Ses yeux dégueulaient de la douleur comme la mer vomissait des vagues, et il était tout simplement inconcevable qu’il se retrouve projeté au milieu de cette horde de sauvage impies qui n’auraient pas eu la moindre once de pitié ou d’inquiétude, et qui se seraient jetés sur lui tels des fauves affamés de bonne fréquentation et d’un corps jeune et affable. Il ne leur permettrait pas. Il avait lui-même ignoré ceux qui s’étaient approchés pour le saluer, et avaient tenté d’attraper son bras. Laissant des déceptions derrière lui. Il s’en fichait. Il serait bien à même de les combler lorsqu’il reviendrait, tout à l’heure. Mais pour le moment, il y avait plus urgent.
Forçant Tywin à être dos au mur, l’y plaquant, il l’attrapa par les épaules, planta son regard acéré dans le sien, sans la moindre pitié. Il s’était éloigné de la salle de réception, suffisamment pour que les invités ne les voient ni ne les entendent, et assez rapidement pour que les Pacificateurs qui le surveillaient ne comprennent rien et n’aient pas le temps de les suivre. Ils étaient seuls. Face à face. Cartes sur table.
« Putain mais tu fais quoi là ? » Il déglutit. S’humecta les lèvres, et relâcha légèrement sa pression sur les épaules de son vis-à-vis.
« Tu peux pas y aller comme ça, murmura-t-il, d’une voix un peu plus douce.
Tu peux pas… » Il laissa ses mains glisser un peu plus loin de ses épaules, avant de finalement le lâcher, entièrement. Mais que Tywin n’essaie pas de s’enfuir. Qu’il n’essaie pas, où il aurait une surprise de taille.
Le regard du vainqueur se fit moins perçant. Moins dur. Une lueur d’incompréhension au fond de son regard. Une flamme d’inquiétude.
Si même l’expert au jeu du mensonge et du sourire avait glissé jusqu’au fond du trou, alors comment s’en sortir ? Comment continuer à se battre ?
Essayer de garder la tête haute. Mais donner des coups d’épée dans l’eau. Se battre contre des moulins à vent.Les hantises et les fantômes n’étaient jamais bien loin derrière les sourires. Et une fois la coquille effritée, il était si facile de gratter du bout de l’ongle pour apercevoir les horreurs d’une vie.