Le calme après la tempête. Le silence. Voilà que je me retrouvais seul avec moi-même, si soudainement. Seul le cliquetis régulier d’une pendule accrochée face à mon lit brisait la tension ambiante. A l’accoutumée, l’absence de bruit m’était pourtant coutumière. Je l’adorais. Mais en cette nuit printanière, tout semblait avoir changé. J’étais tribut, et je n’appréciais pas le silence. C’était vraiment idiot. J’aurais logiquement dû louer ces quelques heures durant lesquelles je n’avais pas à supporter la verbe étouffante de Delysia, ou bien encore les railleries soporifiques de Phoenix. Après tout, ces moments de solitude m’étaient comptés. Demain, j’allais devoir affronter l’euphorie du Capitole et son traditionnel défilé – mais à vrai dire, ça me semblait trop invraisemblable, alors je préférais ne pas y penser. Je ne préférais penser à rien, en fait. J’aurais juste désiré que quelqu’un soit là avec moi, qu’on me parle, qu’on me distraie… Peut-être pour refouler l’angoisse qui menaçait de monter en moi. Je n’en savais que trop rien. Je me contentais d’observer le paysage défiler derrière la fenêtre ; une forêt baignée d’un clair de Lune réconfortant. Tout à l’heure, j’avais eu le temps d’apercevoir le soleil se coucher sur des collines verdoyantes. Je ne connaissais pas ces magnifiques terres sauvages. Elles étaient interdites. Et je ne les connaitrais jamais, puisque j’allais aux Hunger Games.

Une voix me tira de ma léthargie. « J’ai seulement essayé d’être honnête, pour une fois, tu sais. » Je me redressai sur mon lit. Viha se tenait face à moi et avait refermé la porte derrière elle. Je l’invitai à me rejoindre sur les couvertures molletonnées. Quand j’avais découvert ma chambre, je m’étais dit que dormir dans des draps si confortables favoriserait mon sommeil. Tu parles. « Je veux juste avoir une belle vie si j’ai à vivre, Ez, ou mourir maintenant, vite, a la place de rester dans les champs à crever de faim. » Je me frottai les yeux tout en repoussant les couvertures loin de moi. J’avais du mal à comprendre le sens de ses paroles, sans doute à cause de la fatigue. Je grommelai simplement : « Tu aurais pu toquer à la porte, tout de même. »

Puis tout devint clair – elle ne venait pas ici uniquement pour discuter. Elle cherchait à regagner ma confiance. Cette confiance qu’elle avait détruite à grands renforts de paroles crues, tout à l’heure, dans le wagon où toute l’équipe du Onze s’était réunie. Et elle tentait donc de m’amadouer à l’aide d’arguments banaux mais efficace. J’opinai. « Enfin bon... Ouais, j'te comprends. On veut tous ça, de la nourriture, de la joie, tout le blabla. Mais si tu gagnes, tu seras contrôlée par le Capitole. Une véritable esclave. Regarde ce qu'est devenue Alexiane ! Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Les Jeux l'ont changée, et le Capitole continue à la terrifier. » C’est ce qu’Alexiane avait tenté de lui expliquer tout à l’heure, mais ma co-tribut n’avait pas semblé très réceptive. Elle semblait tellement butée que c’en était déconcertant. Avait-elle été élevée au Capitole, ou quoi ? « C'est vraiment ce que tu veux devenir ? Un pion ? T'es pas comme ça, Viha. Je sais que tu vaux plus que tout cela. » Je soupirai. Oui, je pensais réellement que Viha valait mieux. Quand nous n’étions encore que de simples amis du le district Onze – nous l’étions encore ce matin-même, à y réfléchir -, elle m’avait toujours paru intelligente et indépendante. Pourquoi cherchait-elle donc à tomber sous la coupe du Capitole ? Voulait-elle devenir comme Phoenix ? Ca me donnait la nausée.

Un peu plus tôt dans la soirée, Alexiane était venue nous proposer de visualiser de vieilles éditions des Jeux dans un wagon dont l’équipement était de loin le plus moderne que je n’avais jamais vu. Viha et moi avions légèrement hésité, puis nous étions montrés dociles. Après tout, nous renseigner sur diverses tactiques à adopter dans l’arène n’était pas une si mauvaise idée, à un peu moins de deux semaines des Jeux. A cette idée, j’avais eu un léger frisson. Dans deux semaines, j’allais peut-être être mort. Ce n’était pas une perspective franchement alléchante. Nous nous étions donc déplacés jusque dans le fameux wagon, et avions trouvé une place dans un grand canapé en cuir sombre. J’avais instinctivement reconnu cette matière pour en avoir vu pendu sur le marché du district Onze. Par la suite, Alexiane nous avait laissés visualiser diverses éditions des Hunger Games sans que nous n’osions protester. Toutes les arènes que nous avions pu observer, toutes les morts, les victoires, toutes ces horreurs… Ça m’avait donné mal au ventre, et ne m’avait rien appris du tout. Si bien que j’avais délaissé Viha pour retourner avec les autres membres de notre équipe. Nous ne nous étions pas revus de la soirée.

« Le capitole et… les autres, c’est la même chose tu sais. » Je soupirai cependant qu’elle avançait sa théorie. Plus elle argumentait, plus elle prenait un air de gamine désenchantée par un monde trop cruel. C’était assez ridicule, mais ça ne me donnait pas envie de rire. Ce qu’elle disait à propos du Capitole était ennuyant, mais sa réflexion sur le district Treize était intéressante. Je n’avais jamais vraiment réfléchi aux intentions que pouvaient avoir ces souterrains mystérieux. Et Viha pouvait avoir parfaitement raison. Cependant, ce qu’elle ajouta la décrédibilisa en un instant. « Et puis tu sais, Alexiane, elle aurait pu mieux s’en sortir. Utiliser le capitole à son avantage, comme je veux le faire. Seulement… elle ne l’a pas fait. » Je serrai la mâchoire pour m’éviter de l’étriper. Si elle critiquait Alexiane à tous bouts de champs, elle et moi allions franchement nous éloigner. Certes, elle pouvait avoir des idéaux différents des miens. Mais outre cela, qu’avait-elle contre ma mentor et amie ? La gagnante de la troisième édition d’Expiation ne s’était pourtant pas montrée vile envers elle ! Alexiane était tout bonnement adorable, et avait gagné les Jeux en faisant preuve d’une hardiesse et d’une humanité hors-pairs. Que pouvait-on lui reprocher ? Je pestai donc sans retenue. « Et à ton avis, pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Parce qu’elle a une conscience. Ce dont tu sembles être totalement dépourvue, apparemment. Ca ne te gêne pas d’avoir à tuer de pauvres innocents pour satisfaire des singes élevés dans des prisons dorées ? Je ne te comprends pas. Je sais que tu vas dire qu’on y est obligé, que c’est comme ça… Mais non, Viha ! On peut s’y opposer ! Il est clair qu’on devra faire ces Jeux, mais si je dois mourir, je veux le faire en restant moi-même, tu vois. En soutenant les valeurs qui me sont chères. » Je me détournai légèrement de Viha alors que je prenais conscience de la portée de mes paroles. Je venais de lui indiquer clairement que je n’avais pas prévu de me montrer très docile durant ces Jeux. Comment allait-elle réagir ? « Tout le monde n’est pas comme toi, tu sais. Les pacificateurs n’ont pas tous… blessé nos familles. Ce ne sont pas tous les parents qui ont un passé rebelle… et puis… je veux juste rentrer chez moi. » Son allusion au meurtre de mes parents m’agaçait presque autant que la fin de sa sentence. Je lui lançai un regard qui, même dans le noir, transpirait la haine qu’elle venait de m’inspirer. Je l’accusai de nouveau tout en étalant mes jambes sur le lit et appuyant mon dos contre le mur. « Tu réagis comme une gamine immature. Et puis tu sais, ce n’est pas parce que je ne soutiens pas le Capitole que je suis obligatoirement pro-District Treize. Je ne prône que la liberté. Uniquement la liberté. Je veux juste qu’on puisse vivre en paix une fois que les rebelles auront fait tomber le Capitole. Et je veux en être. » Cependant, alors que je me perdais dans la contemplation du mur qui me faisait face, une idée me vint en tête, éveillée par le souvenir des paroles de ma co-tribut. « Mais tu penses réellement qu’une opposition au gouvernement est synonyme du District Treize ? C’est bizarre. J’avais jamais vu ça sous cet angle. Mais maintenant que tu le dis, c’est vrai que c’est un joli signe de ralliement, ce Treize. Même si on ne le soutient pas, il montre à tous que le Capitole n’est pas inébranlable… » J’avais adopté un ton curieux. Presque enjoué.

Le fait que Viha et moi n’eussions pas la même idéologie politique m’agaçait un peu. Certes, ce n’était pas non plus un drame, mais cela entravait considérablement la bonne volonté que j’aurais voulu mettre dans nos relations. Ma co-tribut ne raisonnait pas comme moi et ne le ferait jamais. Et dans la période charnière dans laquelle se trouvait Panem, c’était assez déplaisant de se retrouver si opposés alors que nous aurions dû paraître unis. Je n’étais apparemment pas le seul à trouver cette situation gênante, puisque Viha semblait outrée par les propos que j’avais tenus à son égard. Elle m’adressait un regard presque hostile. « Pas de conscience? C’est vraiment ce que tu penses? J’essaie d’aider ma famille, putain. Certes, c’est que deux personnes, désolée de ne pas avoir envie de sauver le pays, d’être trop réaliste. Tu demandes l’impossible, Ez. Mais, joues-le, le mec pacifiste dans l’arène, vas-y, tu ne feras pas cinq minutes, parce que ce n’est pas tout le monde qui a ton intelligence. Ça fera un bon divertissement, pour tes amis du capitole. On va dans l’arène pour tuer. On est déjà des pions, que l’on meurt ou que l’on gagne. Tu n’y peux rien. » Elle avait entièrement raison. Et je m’étais déjà aperçu de tout ce qu’elle croyait m’apprendre de sa voix haut perchée. Mais elle était bornée et ne me comprenait pas, trop convaincue de détenir la vérité absolue. J’aurais apprécié qu’elle soit légèrement plus ouverte, pour que je lui expose mon jugement sans avoir l’impression de parler à un mur… Mais apparemment, c’était peine perdue. « J’ai quinze ans, chou, à quoi tu t’attendais? Et puis, à ta place j’oublierais mon rêve de vivre dans un panem libre et en paix. D’ici quelques semaines, on sera morts, fort probablement, tous les deux. Tu devrais te trouver une bonne stratégie, ou quelqu’un qui peut t’en fournir une à la place de rêver. Les étourdis sont des proies bien trop faciles. » Elle avait sans doute raison, une nouvelle fois. Seulement, je ne pouvais supporter la perspective de me comporter comme un tribut banal ; de tuer sans remords pour les beaux yeux du Capitole. Ce n’étaient pas mes valeurs ! Et je doutais franchement que ce fussent les siennes. Elle était peut-être trop influençable, ou comme elle l’avait dit elle-même, trop jeune… Elle n’était peut-être pas, à priori, la co-tribut rêvée. Mais il était encore trop tôt pour dire si l’impression qu’elle me donnait était faussée ou non.

Je dardai à nouveau un regard soucieux sur Viha, cependant que mes mains se reposaient d’elles-mêmes sur mon abdomen. « Tu ne comprends pas ! J'ai déjà pensé à tout ça. Et je vais évidemment devoir être un tribut, tu penses ! A-t-on le choix ? Seulement, je veux prouver au Capitole que l'espoir existe encore, tu vois ? Qu'on ne leur est pas tous soumis... Qu'on n'est pas tous comme toi. Car en agissant comme tu souhaites le faire, tu fais la faible, Viha. Celle qui ne cherche pas à voir plus loin que le bout de son nez, qui se dit qu'elle va suivre bêtement le modèle que le Capitole nous impose. Tu fais le mouton. Je sais que je le répète, mais j'aimerais que tu en prennes conscience ! » Je n’avais pas haussé le ton, mais ma voix trahissait une certaine urgence. Au loin, à travers la vitre, on pouvait apercevoir que la forêt de conifères se clairsemait légèrement pour laisser place à de grandes prairies sans doute verdoyantes. Malheureusement, le clair de Lune ne permettait pas de discerner correctement les couleurs. Je m’abandonnai un instant à cette observation avant de me concentrer à nouveau sur Viha qui, à mon côté, semblait toujours aussi têtue. « Et concernant le fait que je sois moi aussi un pion.. Désolé, mais c'est faux. Mes idéaux s'opposent au Capitole par conviction personnelle. Tu sais, je n'ai même pas connu mes parents, et je ne sais même pas ce qu'ils étaient concrètement. Mais ce que je sais très bien, en revanche, c'est la misère et l'injustice qui règnent dans le district Onze. Et je veux que ça cesse, contrairement à toi. » Un long soupir s’échappa de mes lèvres.

La voix de ma jeune amie s’éleva à nouveau dans l’obscurité environnante. « Tu penses à quoi là? » Je fixai mes prunelles sur mes mains en réfléchissant un instant. Le District Treize hantait mes pensées. Cet endroit existait vraiment, selon ce qu’on m’avait dit. Mais comment était-ce ? Les gens, là-bas, étaient-ils tous aussi assoiffés de pouvoir que le Capitole ? Je répondis en observant le plafond d’un air assez blasé. « A rien de bien particulier. J'me dis juste que le Treize peut être utile. Qu'il peut contribuer à répandre l'idée qu'une révolte n'est pas impossible, tu vois ? »

Et puis, presque aussitôt après que mes mots se fussent évanouis, une idée me vint en tête. Tout à l’heure, j’avais songé aux Jeux et à tout ce qui me séparait de Viha. Mais dans l’arène, l’adolescente serait ma seule et unique connaissance, la personne qui me rattacherait à mes origines. Alors, serait-il possible que… ? « Viha, dis... Dans l'arène, tu veux qu'on reste ensemble ? » Alliés. C’était plausible. Mais accepterait-elle de se lier psychologiquement à une personne aux idéaux si différents des siens ?