« C’est moi … » Logan Lightman, en chair et en os. Là, planté devant moi. Les bras croisés, il me regarde. Son regard posé sur moi me fait frissonner, comme une impression de déjà-vu. Il y a des années, on se regardait ainsi, pendant des heures, sans jamais nous en lasser. Enfin, je ne m’en lassais pas, moi ; qu’en pensait-il à l’époque ? Mais je ne me perdis pas très longtemps dans mes pensées, rapidement ramenée à la réalité par ces yeux gris perçants pointés sur moi. Ce n’étaient plus les mêmes. Ils avaient quelque chose de différent. Aussi différent que Logan pouvait l’être. Plus le même. Etait-ce possible, ça ? Mais c’était bien là la seule explication que j’avais trouvée, la plus rationnelle. On ne peut pas oublier des moments comme ceux que nous avons passés dans le temps. Et même si un jour il nous arrive de voir notre mémoire flancher, oublier une personne entière me paraît plus impossible que jamais. Mais je n’avais encore rien vu avant ça.

« Je suis désolé, mais ... tu es ? » Sur le moment, j’ai cru que j’allais tomber (oui, en plein milieu du chemin, tant pis pours les passants). Ce que je pensais irréel jusqu’alors ne venait que de s'affirmer sous mes yeux. Je priai sincèrement pour que ce soit une blague, encore une. Car avant, Logan et moi nous nous taquinions. Nous étions si proches, nous étions des enfants épanouis et je n’avais besoin que de cela. Mais il m’avait oublié. Comme une chaussette sur le lac, ou comme une feuille au beau milieu d’une route. J’eus envie de le prendre au col et le plaquer contre le mur le plus proche. Tu n’as pas le droit de jouer comme ça. À vrai dire, je l’avais vraiment retrouvé il y a quelques mois de cela, avant qu’il ne redisparaisse à nouveau. Il n’était plus très sûr et m’évitait autant qu’il le pouvait : mais jamais il n’a montré qu’il m’avait oublié ainsi.

Je fronçai mes sourcils et ravalai rapidement ma salive, lui lançant un regard qui voulait tout dire : « arrête de jouer Logan, je sais que tu me reconnais. » Je ne pouvais pas le croire. Et mon visage n’arrivait pas à se décider : il hésitait entre peine, horreur et inquiétude. Je laissai alors passer un timide sourire en coin, un poil désespérée. Tout me revenait en tête. Nos jeux favoris, nos balades favorites, nos discussions et centres d’intérêts favoris. Bien qu’il n’y avait guère de choix dans nos districts, les enfants arrivaient toujours à s’amuser de quelque chose ; et nous faisions partie de ceux qui savaient jouer avec n’importe quoi. C’était en boucle. Des images que je ne pouvais plus arrêter. Des images qui me firent tant de peine, car ce bonheur était passé. Je ne pouvais décidemment pas m’y résoudre. Je sais qu’il l’a aimée aussi, cette période. Alors feindre l’innocence et l’ignorance était digne du plus grand goujat de Panem : voilà le titre qu’il recevait aujourd’hui. Je fis quelques pas en sa direction et me retrouvai bien vite à sa hauteur. Oh non, il restait bien plus grand que moi, ce maigrichon, mais au moins, j’étais à côté de lui. Je me plongeai une nouvelle fois dans ces yeux dont j’arrivais difficilement à me défaire. Cette bouche qui accueillait si souvent un sourire autrefois, ces cheveux qu’il avait pour habitude d’ébouriffer en permanence. Où était passé Logan ? S’il n’était pas parti, je ne serais sûrement pas comme ça aujourd’hui. Pas toujours sur mes gardes. Pas toujours apeurée. Pas d’angoisses, pas de vie inquiète.

Je lui pris la main et n’attendis aucune réaction de sa part avant de la lui serrer fort. Je n’avais pas envie qu’il se débatte, j’avais juste envie de lui faire savoir que c’était moi. J’amenai bêtement sa paume à ma poitrine, du côté du cœur, cet organe qui battait si rapidement : bien trop heureux de l’avoir retrouvé. « Logan, tu ne peux pas m’avoir oubliée. » Je lui adressai ces derniers mots en espérant qu’il les entende réellement. Mon regard devait être bien triste, à ce moment-là. Bien trop désespéré pour qu’il reconnaisse cette petite brune avec qui il avait si souvent l’habitude de jouer dans le temps.