Ce matin encore, mon équipe de préparation s’étonne de me voir levée aussi tôt. Ils y voient peut-être une motivation absolue pour remporter les Jeux. Ils ont tout faux. Ils n’ont pas l’air de pouvoir assimiler qu’il existe, en-dehors de leur confortable cocon, des gens qui se lèvent tôt pour travailler. Moi, je n’ai jamais travaillé. Mon handicap m’en a toujours empêchée. Mais mes parents se lèvent aux aurores, et j’ai toujours suivi le mouvement. En leur absence, j’essayais de m’occuper de la maison. Je ne pouvais pas faire de miracle, mais avec de la patience et de la bonne volonté, je parvenais à faire un peu de ménage. Je cuisinais, aussi. Je faisais tout mon possible pour les soulager une fois rentrés à la maison. J’ai toujours pensé que c’était à moi de m’occuper des tâches ménagères. C’est tout ce que je pouvais faire pour participer à la vie de famille, et trouver un semblant d’utilité lorsque je n’étais pas clouée au lit à cause de ma jambe douloureuse. Je ne supportais pas l’idée de ne rien faire tandis que les autres se tuaient à la tâche, en partie pour moi. Dès que j’en avais l’occasion, je bougeais. J’essayais de me rendre indispensable. De chasser le sentiment de culpabilité qui me ronge depuis des années. Mais rien n’y a fait. Aujourd’hui encore, je me sens coupable d’exister. Aujourd’hui plus que jamais. J’imagine mes parents noyer leur chagrin dans un travail acharné, alors que je noie le mien dans la nourriture proliférante du Capitole. Encore un mot savant que m’a soufflé mon styliste. Un mot qui ne peut exister qu’à la capitale. Qu’est-ce qu’on trouve en abondance au district Dix ? Rien. Pas plus de vaches qu’on en compte dans les assiettes des capitolins, pas plus de chevaux qu’il n’y en a dans les écuries et qu’on dresse pour parader dans le Grand Cirque. Nous n’avons rien en trop. Le Capitole abuse de toutes les richesses, sans se donner la peine de produire les siennes. Cet environnement m’écœure.
Je mords rageusement dans un petit pain délicieusement fondant. Il faut que j’arrête de penser au passé, à ma vie d’avant. Dans quelques jours, je serai morte. Ressasser les jours heureux n’arrangera pas la situation. Ça m’empêche juste d’accepter l’inévitable. C’est déjà très dur de se convaincre qu’on est mort alors qu’on peut encore dévorer un petit-déjeuner digne de ce nom, plein de saveurs. Si en plus je pense à ma famille restée au district, je vais forcément vouloir rentrer chez moi. Les retrouver. Ne plus les quitter. Ne plus jamais risquer d’être séparée d’eux. Et pour cela, j’ai besoin d’être en vie. Sauf qu’on m’a tuée. C’est l’hôtesse du Dix qui m’a assassinée publiquement en prononçant mon nom. Et je ne peux plus revenir en arrière. Je ne peux que me faire à l’idée que je suis un cadavre en sursis. Une innocente de plus sacrifiée à la barbarie des Jeux. Je ne suis pas la première, loin de là. Mais j’aimerais beaucoup être la dernière. La dernière victime de ces « jeux » qui n’amusent personne. De ce spectacle cruel et inhumain.
Je n’attends pas que mon équipe ait fini de manger. Je quitte la table sans un mot, profitant de mes deux nouvelles béquilles pour filer à la vitesse de la lumière. Avec ces deux nouveaux soutiens, j’ai plus d’équilibre, et je me déplace beaucoup plus vite. C’est le seul point positif de ce bref séjour au Capitole. Leur technologie avancée me soulage quelque peu de mon handicap. Et je peux manger à ma faim pour la première fois de ma vie. C’est tout. Le reste me donne envie de vomir. Et je prie pour qu’un jour, quelqu’un mette fin à cette mascarade.
Je prends aussitôt la direction du centre d’entraînement. J’y ai passé toute la journée hier. Ils proposent des tas d’activités qui me permettent de penser à autre chose qu’à mon district et ma famille restée là-bas. C’est exactement ce dont j’ai besoin. Je dois me vider la tête. Rien de tel que de se plonger corps et âme dans l’un des programmes d’entraînement. Je me suis déjà essayée au camouflage, sans grand succès, mais j’ai trouvé ça amusant de me peindre le corps. C’était tout nouveau pour moi, ce matériel, cette peinture, cette idée même de tracer des motifs sur sa peau. Quelques heures passées à l’atelier des connaissances m’ont, pour la première fois, donné l’impression d’être intelligente. De savoir des choses et d’être capable d’en faire. Grâce aux explications et aux conseils de Zimmermann, j’ai réussi à impressionner l’instructeur. Le docteur non plus, je ne le reverrai pas. Je n’ai même pas pu lui dire au revoir. Je suppose qu’il sait que je suis là. Qu’il ne me reverra pas. Ma gorge se serre à cette pensée. Je n’en saurai jamais plus à propos de mon mystérieux médecin. Il m’a rendu la vie plus facile à supporter durant toutes ces années. Tout ça pour quoi ? Pour me voir mourir dans une arène artificielle. Il a pris des risques pendant tout ce temps, juste pour soulager la douleur. Il aurait sans doute mieux fait de me laisser mourir. Je n’y échapperai pas, de toute façon. Je suis condamnée.
Je me fouette mentalement pour ne pas sombrer. J’ai besoin d’activité. J’ai besoin de me concentrer sur quelque chose. Sinon, je vais me laisser couler. Et je ne veux pas déprimer. Je ne veux pas que ma famille me voit dans un état lamentable. Je dois garder la tête haute. Faire comme si j’étais satisfaite de mon sort. Je passe devant l’atelier de survie, sans m’y arrêter. Je n’ai pas le cœur à m’y frotter. Hier, j’ai bien tenté d’allumer un feu, sans y parvenir. Je compte bien y remédier dans la journée. Mais pas maintenant. Là, j’ai besoin de noyer mes idées noires dans l’effort. L’un des ateliers qui nous sont proposés est obligatoire. J’ai tout fait pour ne pas m’en approcher hier. Le parcours d’obstacles est fait pour tout le monde, sauf moi. Pour affronter ce parcours, il faut être en bonne condition physique. Ce n’est pas mon cas, et tous mes futurs adversaires l’ont bien remarqué. Je sais qu’ils m’attendent au tournant. Qu’ils ont une envie folle de me voir m’étaler de tout mon long dès le premier obstacle. L’atelier était pris d’assaut hier. Refusant de faire ce plaisir à mes ennemis, j’ai soigneusement évité de me lancer. Mais ce matin, alors que la salle est déjà bien remplie, ce sont d’autres ateliers qui sont occupés. Seules deux filles sont présentes. L’enfant noire du Trois, dont le jeune âge me serre le cœur. Et une blonde qui termine son parcours sous le regard exaspéré de l’instructeur. Deux tributs qui, malgré leurs deux jambes valides, ne brillent pas non plus sur ce parcours qui s’annonce difficile. Elles ne devraient donc pas me siffler plus que nécessaire si elles assistent à ma piètre prestation. Avec un peu de chance, elles changeront même d’atelier avant que je ne me lance. Je respire un grand coup. L’envie n’y est pas. Mais ce parcours est obligatoire. Je dois y passer au moins une fois. Ce ne sera pas plus. Je sais bien que je n’ai aucune chance, mais je ne pourrai pas me dérober éternellement. Je préfère me ridiculiser maintenant, alors que tous les tributs ne sont pas encore arrivés.
D’un pas mal assuré, je prends place sur la ligne de départ. Le premier obstacle qui me fait face est un immense mur de mousse lisse. Aucune prise pour s’y raccrocher. Je n’ai aucune chance. Malgré tout, je ne recule pas. J’entends quelques ricanements sourds alors que j’avance en direction du colosse mou. Je préfère ne pas y prêter attention. Je ne me retourne même pas. Je dépose tranquillement mes béquilles au pied du mur, et prend appui contre ce dernier pour ne pas tomber. J’agrippe la mousse de toutes mes forces, et lève un peu ma jambe valide dans l’idée de la hisser sur ma béquille pour y prendre appui. Mais je suis trop lourde. Ou alors, c’est ma béquille qui est en équilibre trop précaire. Je ne tiens que quelques secondes dans cette position instable. Ma béquille tombe par terre, je perds le peu d’équilibre que j’ai, mes mains lâchent prise. Je glisse au sol. Je me fais un peu mal en tombant. Je grimace de douleur. Les ricanements reprennent de plus belle. Trois pauvres taches se sont rassemblées au point de départ, et rient ouvertement de mes difficultés. Mon regard brûlant de haine ne les perturbe même pas. Sans me laisser abattre, je me redresse tant bien que mal, et décide de contourner l’obstacle. Les suivants ne me sont pas plus accessibles. Je décide de faire un effort pour franchir une série de grosses caisses dont les autres sont censés venir à bout en sautant. Je me contente de ramper et de me hisser sur chaque caisse pour passer par-dessus. Moins spectaculaire, mais c’est la seule façon pour moi d’aller de l’autre côté. Je rampe, je me hisse au sommet, je roule, je recommence. L’exercice est exténuant. Jamais mes bras n’ont été soumis à un effort aussi intense. Je souffle bruyamment, je connais quelques ratés, mais je tiens bon. Je veux réussir au moins cet obstacle. Il me semble que ça prend une éternité, mais je parviens de l’autre côté. Les bras en compote, je ne trouve même plus la force de me déplacer en béquilles. Alors, retrouvant mes vieilles habitudes, je rampe jusqu’au dernier obstacle. Je dois soulever un poids très lourd et le traîner sur plusieurs mètres. Mais j’en suis bien incapable. Je fais une tentative bien vaine, sans doute très ridicule puisque les moqueries de mes adversaires parviennent jusqu’à mes oreilles. Une voix plus aiguë s’élève alors, sans réussir à couvrir les gloussements des idiots. Je suis trop occupée avec mon poids immobile pour prêter attention à ce qui se passe exactement dans mon dos. Je laisse les imbéciles se moquer. Ils ne sont pas les premiers à le faire, j’en ai l’habitude. Au district, j’inspirais la crainte. Ici, j’amuse la galerie. Finalement, on trouve des idiots partout.
Surgissant de nulle part, une crinière blonde apparaît à ma droite, et deux mains viennent se joindre aux miennes pour pousser le poids en direction de la ligne d’arrivée. Entre deux grognements dus à l’effort, leur propriétaire me glisse d’un air enjoué :
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Fais pas attention, c'est des garçons, ils sont bêtes... Heureusement qu'Andro n'est pas comme ça ! On s'en fiche de ce parcours... Tu veux venir apprendre à faire des nœuds avec moi ?J’ouvre de grands yeux incrédules. Je n’en reviens pas. Je ne comprends pas ce qui se passe. Cette fille vient m’aider à terminer le parcours. Elle ose m’approcher. Elle ne se moque pas de moi. Je reste silencieuse quelques secondes. Et puis je la reconnais enfin. C’est la pleurnicheuse qui n’a pas cessé de geindre lors de sa moisson. Je ne sais plus de quel district elle vient. Je me souviens juste de son caprice à l’annonce de son nom. Une petite chose fragile qui n’a sans doute pas grandi dans le même monde que moi. Autrement, elle serait forte. Elle saurait accepter les coups du sort. Elle ne ferait pas de caprice comme une enfant de six ans. Elle ne semble pas être une Carrière, mais elle a sans doute été choyée toute sa vie. Autrement, elle ne pleurerait pas pour un oui ou pour un non. Elle transpire de mièvrerie et semble dans un autre monde. Un monde où on pourrait être ami avec les autres tributs. Agir envers eux comme si on n’allait pas les tuer dans quelques jours. Pour qui elle me prend ? Ce n’est pas parce que je connais des difficultés physiques que je me laisserai prendre à son jeu. On ne joue pas avec moi.
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Qui t’a invitée ? je rétorque d’une voix peut-être trop agressive.
Je peux finir ce parcours toute seule. Arrêtez de croire que je suis faible et incapable de quoi que ce soit, bon sang !Voilà que je m’emporte. Je laisse ressurgir une colère sourde. Sans doute les imbéciles gloussants m’ont-ils énervée plus que je ne l’aurais voulu. Et c’est sur cette capricieuse blonde que je vais passer mes nerfs. Ce n’est pas juste pour elle, la seule à m’avoir prêté main-forte. Je regrette aussitôt d’avoir haussé le ton de cette façon. Mais je ne m’excuserai pas pour autant. C’est quelque chose que je ne sais pas faire. Je suis trop fière pour reconnaître mes torts. Et je n’ai rien demandé à cette fille. Le peu que j’ai vu d’elle m’a suffi, je ne veux pas supporter sa présence. Son air innocent et perdu, sa voix haut perchée et ses grands yeux plein d’énergie me pompent déjà l’air.
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Je sais même pas qui t’es, je poursuis d’une voix plus calme, éteinte.
Je veux pas apprendre à faire des nœuds avec quelqu’un qui pourra s’en servir pour me tuer, je siffle, insistant pour lui faire comprendre que pour mener son plan cruel, il lui faudra un autre cobaye.
Son visage se décompose aussitôt. Je crois rêver, mais non. Ce sont bien des larmes qui viennent embuer ses yeux soudainement tristes. Elle baisse la tête. Je vois son menton trembler. Ah, non ! Hors de question qu’elle me gratifie d’un caprice dont elle a le secret. Même Vicky, ma petite sœur, n’est plus en âge de pleurer de la sorte. J’ai l’impression de m’adresser à une petite enfant. Plus jeune encore et plus vulnérable que la petite du Trois. Je réfléchis rapidement, avant qu’elle ne fonde en larmes. Il faut que je trouve un compromis. Et vite.
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C’est pas la peine de chialer. Grandis un peu. Puisque t’es là, aide-moi déjà à pousser ce truc jusqu’à l’arrivée. Ensuite on ira tester un atelier moins mortel que celui des nœuds. Simple précaution.Je sens que je vais regretter cette invitation. Je croise les doigts pour me débarrasser d’elle en cours de route.