Il n'était pas obligé. Il n'était plus mentor désormais, il n'avait plus à s'imposer ce poids sur ses épaules et à traîner cette culpabilité comme un boulet qu'on aurait accroché à sa cheville. Il pouvait rester au district trois si le coeur lui en disait, fuir la cohue du Capitole, sa médiatisation, et s'enfermer chez lui en tentant d'ignorer que là-bas dans la capitale on écorchait vif vingt-trois nouveaux enfants, parmi lesquels la petite Pearl. Rien que d'y songer à nouveau Gwendal avait le souffle coupé, et désormais qu'ils avaient quitté l'estrade de la moisson il n'avait même plus la main de Moïra glissée dans la sienne pour l'empêcher de perdre pied. L'arrêt par l'hôtel de ville n'avait été qu'une vaste comédie durant laquelle il s'était éclipsé quelques instants, claquant la porte au nez de sa secrétaire pour s'enfermer dans son bureau et y verser le trop plein de larmes que la situation et la fatigue nerveuse étaient en train de lui balancer à la figure. Il était fatigué de tout ça, fatigué de ces drames annuels qui n'en finissaient plus et de la quiétude que la présidente Cranelow leur avait à nouveau retiré. Il n'en pouvait plus, et parfois il se disait que le plus simple serait encore de demander à Rhett de terminer le travail. Il avait fait abattre leur meilleur ami, il pouvait bien lui faire la fleur de l'abattre lui aussi. Il avait attendu que la tempête passe et que sa respiration se cale à nouveau sur les battements de son cœur pour estimer être en état de donner à nouveau le change, ignorant les tremblements dans sa main que seul un verre d'alcool serait en mesure de calmer ; Et il ne devait pas toucher à un verre avant d'être dans le train, il avait promis.
Et cela il l'avait à la fois regretté et s'en était félicité lorsque, passant la porte au plus mauvais moment, il avait tourné au bout du couloir seulement pour tomber sur la silhouette abattue d'Anna et Karim, les parents de Pearl. Son premier instinct, le plus égoïste, aurait été de tourner les talons et de fuir sans demander son reste parce qu'il n'était pas préparé à cela, pas préparé à faire face à deux parents qui placeraient en lui leur seul et unique espoir de revoir leur bébé un jour. Pas en Moïra, pas en Prudence, mais en lui. Parce que les Whything avaient toujours été là pour lui et qu'ils attendraient donc en retour que Gwendal en face de même cette fois-ci, c'était leur droit, c'était la moindre des choses ... Mais comment leur faire face alors, et leur avouer que cette histoire de mentorat n'était qu'une vaste mascarade supplémentaire, et que la victoire d'un tribut ne dépendait pas des pauvres bougres brisés qu'on lui attribuait pour lui donner des conseils qui ne lui seraient d'aucune utilité véritable ? Comment leur promettre de leur ramener leur unique enfant quand la vérité c'était qu'une gamine de douze ans n'avait pas la moindre chance d'en réchapper face aux bouchers qu'étaient les carrières ?
« Gwendal. » Le maire avait levé la tête, ne croisant dans le regard que Karim ni supplication ni colère ... simplement un profond désespoir, et la sensation que quelque chose dans son regard s'était éteint pour ne jamais se rallumer. C'était pire.
« Tu veilleras sur elle ? Pendant que vous serez au Capitole, dis-moi que tu veilleras sur elle ... » Anna avait posé une main sur son avant-bras, et il avait frissonné. Elle avait l’œil humide des gens qui s'empêchaient de pleurer de toutes leurs forces mais qui malgré tout laissaient échapper quelques larmes qui débordaient.
« Elle n'a que douze ans, Gwen, elle va être ... elle va être tellement perdue, promets-moi. » Il avait baissé la tête à nouveau, plein de la lâcheté qui l'empêchait d'affronter entièrement ces deux personnes qui comptaient sur lui et qui dans quelques semaines le haïraient de n'avoir pas réussi à accomplir l'unique chose qu'ils attendaient de lui.
« Promis ... c'est promis. » Sa gorge s'était serrée et il s'était mordu la lèvre inférieure avec impuissance.
« C'est ... je suis tellement ... » Désolé ? Il l'était, et pour autant il savait que ce n'était probablement ce que ces gens avaient envie d'entendre, les excuses maladroite d'un homme qui sentait le whisky en se disant que c'était à cette loque qu'ils confiaient leur bien le plus précieux.
Le pacificateur au bout du couloir les avaient sommé de circuler, et Gwendal avait tourné la tête comme pour se dérober véritablement, n'osant pas faire un geste ou dire un mot de plus avant de tourner les talons. La procession composée des deux tributs, de deux anciennes vainqueurs et de Gwendal avait pris le chemin de la gare dans un silence de mort, solidement encadrée par des pacificateurs, le Capitaine Hartfield marchant en tête en se tenant tellement droit que c'en était presque artificiel. Gwendal connaissait cette démarche, parce qu'il connaissait Rhett par cœur, et pendant un centième de seconde il avait été tenté de compatir à cet homme qui pensait servir la justice et qui en réalité ne servait que la mort. Laissant femmes et enfants monter à bord les premiers il avait posé le dernier son pied sur la marche qui menait au wagon, n'adressant pas un mot ni un regard à la masse d'habitants du district massées sur le quai derrière les barrières, sans que l'on sache vraiment si leur présence ici relevait d'autre chose que de la simple fascination malsaine.
La porte s'était refermée automatiquement derrière lui, Gwendal traversant le wagon où mentors officielles et tributs s'étaient installés. Il aurait pu prendre place lui aussi, il aurait dû. Au lieu de ça il s'était dirigé en silence vers le mini-bar, ses mains tremblantes faisant s'entrechoquer légèrement les bouteilles entre lesquelles il s'était frayé un chemin pour attraper son whisky. Sans même s'en servir un verre il s'était contenté de faire volte-face, fixant les quatre visages sans les voir, et traversant le wagon en sens inverse pour rejoindre celui qui lui servirait de chambre pendant la journée et demi de trajet. Juste lui et sa bouteille, c'était tout ce qu'il pouvait supporter actuellement.