Adieux, district 5.
Ils emmènent le garçon. Je l'avais déjà vu au loin, une fois ou deux dans la cours de l'école. Peut-être qu'il vivra, lui. Peut-être qu'il remportera les Jeux. Mais je ne me fais pas d'illusions. Ici, au district 5, tribut rime avec vaincu. Nous ne sommes pas des guerriers. Nous ne l'avons jamais étés. Nous ne sommes que des paysans d'un côté, des ouvriers de l'autre. Rien de bien extraordinaire. Mais cette vie simple n'est désormais plus qu'un lointain souvenir pour nous deux. Qui va nourrir les chèvres le matin avant de partir à l'école ? Qui va remporter le championnat de la course d'orientation inter-classes ? Kailie Andrews n'était pas loin derrière-moi à l'hiver. Elle n'aura aucun scrupule à me voler ma place.
Je sens une boule de rage, de peur et de tristesse monter en moi. Mon coeur cogne fort, trop fort contre ma poitrine, c'est fou, j'ai l'impression qu'il va exploser. Je vois double. C'est tout juste si j'arrive à ressentir quelque chose d'autre lorsque les deux Pacificateurs m'encadrent et me jettent dans cette pièce. Ma robe me donne chaud. Je meurs d'envie de pleurer, mais je me retiens. Je ne veux pas qu'on me prenne pour une faible. Pas encore. D'ailleurs, ont-ils vu mes larmes ? Je me félicite d'avoir souris à Leann sur l'estrade. Avec un peu de chance, un crétin du Capitole croira que j'ai esquissé ce sourire parce que j'étais contente de partir d'ici. Mais non. Je ne le suis pas. Je me retiens de pleurer, de peur que cela se voie à la gare. Il-y-aura des caméra, plein de gens qui vont me juger. Mais heureusement, je parviens à me calmer, et seule ma gorge nouée me rappelle mon désespoir brut. Je refuse de passer pour une faible. Alors, j'observe la pièce, afin de me raccrocher à quelque chose. De ne pas sombrer dans la folie. Je me retrouve estomaquée par la beauté des lieux. Bien que nous n'ayons jamais été riches, ici, tout est plus luxueux que ce que je n'ai jamais connu.
Le fauteuil de velours rouge qui semble terriblement confortable - si je m'y allongeais, je ne suis pas sûre que j'aurais envie de me relever. La statuette dans un métal que je ne connais pas du président Deverell. Le seul président qui ait tenté de faire quelque chose de bien ici, à Panem. Mon ventre se tord. J'ai l'impression que je vais vomir le peu que j'ai avalé ce matin, au petit-déjeuner.
On frappe à la porte. Trois petits coups secs, rapides. Je sais qu'on a le droit à voir une dernière fois nos familles, alors je me tiens droite. J'écarte les bras en voyant mes parents, ma petite soeur, le soleil qui illumine mon existence.
Papa. Maman. Maman tient Leann dans ses bras. Elle a les mains moites, due à la chaleur écrasante. Sa mèche lui obstrue les yeux, je me penche pour la remettre en place. Je ne peux pas m'empêcher d'avoir une boule dans la gorge, c'est plus fort que moi. Je prends tour à tour chaque membre dans ma famille. "Nous t'aimons" me dit ma mère. "N'oublie pas que tu es maligne. Et ta mémoire phénoménale peut t'aider" rajoute mon père en riant entre deux sanglots. "Sers-toi de tes capacités. Jusqu'à présent je n'ai jamais compris pourquoi tu avais choisit la course d'orientation, mais elle va t'être utile."
"Je sais", répondis-je, la gorge serrée.
"Tu reviendras ?" me demande Leann. Elle n'a pas pleuré. Elle ne comprend pas. Du haut de ses six ans, Leann a une perception très différente du monde qui l'entoure.
"Je vais essayer, ma puce" promis-je. J'essaie de m'imprégner de l'odeur de mon père, du tabac et de l'herbe fraichement coupée. Des cheveux roux de ma mère. De la bouille adorable de ma petite soeur. Ils partirent, me laissant seule. Je n'ai pas à attendre longtemps. Shawn. Je dois voir Shawn. A peine mon père a-t-il passé la porte que celui-ci arrive, les yeux rouges. C'est fou à quel point il parait plus âgé, quand il est inquiet.
"J'ai peur pour toi. Mais tu peux le faire. Tu te rappelle quand je m'étais perdu, près du fleuve ? Tu ne m'as pas vu pendant plusieurs heures, et ça t'inquiétais. Mais tu n'as eu aucun mal à me retrouver. Tu n'as jamais eu aucun mal à te retrouver, petit oiseau. "
"Je me rappelle", je réponds, incapable d'en dire plus. Ses yeux bleus parlent pour lui-même. Il est inquiet, je le vois. Et c'est normal. Je ne pense pas m'en sortir vivante. Je n'ai aucune chance. Je ne sais pas chasser, je ne sais pas me battre, avec ma petite taille, je ne ferais pas le poids contre des Carrières bien plus entrainées que moi.
"Tu vas me manquer."
Sa voix est rauque, pathétique, je remarque. La mienne ne doit pas être mieux. Il me prend la main, sa poigne est chaude, ferme. Pendant un temps, j'ai pensé qu'il pourrait y avoir de la romance un jour, entre Shawn et moi. Hélas, cela ne s'est jamais produit. Et ça ne se produira plus jamais, maintenant.
"Toi aussi."
Il me prend dans ses bras. Je me sens en sécurité, j'ai l'impression que rien ne pourra m'arriver de mal. Mais je sais que ce n'est qu'une illusion temporaire, pourtant je m'y accroche. Cela me rappelle qu'ici, au district 5, des gens m'aiment. Me chérissent. Je n'ai jamais été fan des démonstrations d'affection, pour moi, il s'agit de marques de faiblesses. Pourtant, là dans les bras de mon seul et unique ami, je regrette de ne pas avoir plus montré à mes proches que je les aimais. Au moins, je ne suis pas seule sur mon lit de mort. Je peux essayer de gagner, afin de leur prouver mon amour. Je peux au moins essayer.
A ce moment-là, un Pacificateur ouvre la porte.
Je suis de nouveau seule.