COMATOSE.
Affalé sur le canapé, le vainqueur regardait sans ciller, comme à son habitude, les Moissons des autres districts. Il n’y accordait pas la moindre importance, mais ce rituel faisait partie de tous ceux qu’il avait, en période de Jeux. Et il lui fallait néanmoins repérer les éventuels participants coriaces, s’il voulait pouvoir aiguiller Jove sur ses paris par la suite.
Cette année promettait des Jeux… Banaux. Mais peut-être n’était-il pas objectif en pensant ça. Peut-être était-il sans cesse accablé par son ennui, et n’arrivait-il donc pas à savourer cette distraction
exceptionnelle qu’était une série de vingt-quatre gamins s’entretuant. Il n’avait pas d’espoirs pour les deux gamins de son district. Cependant, il sentait au fond de lui que le cran du petit allait lui faire du mal. Qu’il l’appréciait déjà ; un peu trop, peut-être, pour un tribut. Il ne croyait pas en sa victoire. Il ne croyait en la victoire d’absolument aucun de ces gosses. Il savait le Capitole trop fourbe, les juges trop vils pour laisser gagner celui que tout le monde s’attendait à voir gagner. Alors, il essayait de mettre quelques cartes de côté, tout de même. Il s’était juré, cette année encore, de ne pas prêter attention à ses tributs.
Pas trop, du moins. Et il transgressait déjà cette promesse. Il voulait que le gamin ait une chance de jouer dans la cour des grands. Parce que lui l’avait eue, cette chance ; il s’en était tiré, au bout du compte, et même s’il n’aurait pas parié sur la vie de ce petit, il ne pouvait nier la ressemblance. Il ne pouvait fermer les yeux sur toutes ces putains de similitudes entre lui, à seize ans, et ce minus, à douze ans.
Pardon, treize ans.
Un long soupir. Il s’enfonça un peu plus dans ce canapé si confortable ; peut-être la seule chose qui lui avait réellement manquée, dans ce train. Mais l’espace clos le stressait.
Heureusement qu’il n’y en avait que pour deux heures. Sur l’écran télévisé, la Moisson passa au district douze.
Ça aussi, c’était bientôt fini. « Sky Sanders ! » Son menton enfoncé dans le creux de sa paume, Clyde regarda sans sourciller l’hôtesse lever la tête vers la foule. Un nom inconnu, parmi tant d’autres. Mais, alors que la gamine fendait le groupe de jeunes filles, son cœur échappa un violent battement de travers.
Nom inconnu, oui.
Mais pas le visage.Une bouffée de chaleur, un point soudain apparaissant sur sa nuque, et le terrassant. La tête qui tourne, les oreilles qui bourdonnent. Il remonte quatorze ans en arrière. Et il croit devenir fou.
C’était un baiser volé. Le dernier. Ce sourire doux et réconfortant. Elle n’avait pas le droit de l’accompagner. Les époux et les enfants n’avaient rien à faire au Capitole. Alors ils restaient au district. Et il l’embrassait. Lui promettant qu’il serait rapidement de retour, même s’ils savaient tous deux que ce n’était pas vrai. Elle lui promettait qu’elle l’attendrait. Qu’elle serait sage. Ça, c’était vrai ; ça l’avait toujours été. Mais ils ignoraient alors que cette année-là, tout était amené à se passer différemment.La même. C’était exactement la même.
Il se mit à trembler, déglutissant lentement. Aussitôt, l’hôtesse passa au tribut masculin du district.
Non. Il se précipita sur la télécommande ultra sophistiquée. Et, fébrilement, il appuya sur les touches.
Rembobine. Allez. ALLEZ. Retour sur le visage de la fille. Debout, face à l’écran de télévision, il s’arrête. Tremble de plus belle. Déglutit difficilement.
Envie de vomir. Mal au cœur. Les oreilles qui sifflent toujours. Et les vagues d’espoirs terrifiées.Mallory devrait avoir dix-huit ans cette année.
Cette gamine avait dix-huit ans.Caelenia n’avait ni frères, ni sœurs. Juste une fille.
Cette Sky était le copier/coller de Cae’. On n’avait jamais retrouvé Mallory.
Jamais.Il était figé de terreur. Il détaillait le gros-plan sur lequel il avait fait pause.
Non. Il devait halluciner. Il faisait de faux rapports. De faux liens. Ça ne pouvait pas en être autrement. Il appuya sur
play. Le plan recula. La gamine attrapa de ses longs doigts fins un pendentif qu’elle portait, et le retourna entre ses doigts.
Non. Pas ça. Pas ça.Lorsque la larme roula sur sa joue, Clyde ne comprit pas. Ne la remarqua même pas. Il se vit tomber à terre, prendre sa tête entre ses mains et hurler tout ce qu’il savait. Mais rien ne se passa. Il resta debout, figé devant cet écran de télé.
Pause. Retour en arrière. Pause. Elle était là. Identique.
Les mêmes yeux. Le même nez. La même bouche. La même expression dure et déterminée face à l’annonce des mauvaises nouvelles.
Le même pendentif que ce qu’il avait offert à sa propre fille quinze ans auparavant, pour son anniversaire.
Au secours.
Aidez-moi.
J’vous en supplie.
Quelqu’un.
Réveillez-moi.
Sortez moi de ce rêve affreux.
Que la vie reprenne son cours.
Aidez-moi.Il ne remit pas play. Pas de seconde larme pour rejoindre la première.
Il tourna le dos à l’écran de télévision. S’approcha de la porte de la salle. Il l’ouvrit. Même pour deux heures, le train était équipé d’une pièce où il pourrait se retrancher. Et c’était là qu’il devait aller.
Il fit quelques pas dans le couloir. L’image de cette gamine le hantait. Il ne se rendit même pas compte qu’il n’avait pas regardé le tribut masculin du district douze.
Aucune importance. Il avait son compte de visages pour la journée.
Quelques pas dans le couloir. Il oscillait légèrement, les yeux perdus dans le vague. Sa main se posa sur le mur pour l’aider à tenir debout.
Lamentable. Il était lamentable.
À prier pour rêver. Pour psychoter.
En état de choc.
Tout.
Tout.
Mais pas ça.
Pas ça. D’accord ?