| Sujet: Re: VOLUME 4. réactions aux événements Mer 27 Aoû - 19:22 | |
| Chapitre 3 Juillet au District 7IN RESTLESS DREAMS I WALKED ALONE
78th HG - Jour 3 – 22 heures – Grand-Place du District 7
La foule s’écarte devant moi dans un silence glaçant. Je vois une kyrielle d’émotions sur les visages, allant de la tristesse à la colère en passant par la pitié et le dégoût. Mais aucun visage n’exprime de la joie. Quelqu’un pose une main sur mon épaule ; pour me retenir ou me réconforter, je l’ignore, mais cela importe peu. Je continue à avancer et la pression de la main disparait. Je ne regarde pas vraiment où je marche, si bien que je trébuche plusieurs fois. Je finis par tomber sur les pavés qui m’écorchent les mains et les genoux. J’ignore où je trouve le courage de me relever. Quelqu’un me parle, mais je n’entends que des sons sans suite, sans aucune signification. La voix finit par se taire et je pousse un soupir de soulagement. Je m’engouffre dans le raccourci pour rentrer à la maison. La ruelle est pleine de boue et de déchets, mais je la traverse sans m’en soucier. Le ciel sombre et menaçant pèse sur moi, m’oppresse, m’étouffe. Mes mains tremblent tellement que je laisse tomber les clés, une fois, deux fois. La troisième fois, je les abandonne par terre. Avec une force qui me stupéfie, je brise le carreau à côté de la porte d’entrée et je passe un bras par l’interstice pour ouvrir la porte. Je ressens une vive douleur au coude et à la main, mais je l’ignore et je suis bientôt récompensée par le déclic de la porte qui s’ouvre. J’entre dans la cuisine et actionne l’interrupteur, mais la lampe ne s’allume pas. Nullement étonnée, je trouve une bougie dans le tiroir et je la pose sur la table de la cuisine. Je m’assieds à ma place, sans toucher aux deux autres chaises. Un léger bruit se fait entendre au niveau de mes pieds, et je sens la fourrure douce du chat qui se frotte contre mes jambes. Je me baisse pour le caresser, ma main poisseuse de sang sur son petit corps chaud et duveteux, et il répond par un ronronnement. Quelques instants plus tard, j’entends un craquement et ses yeux verts me fixent depuis la chaise d’Isaac. Lentement et avec application, il s’étire avant de se faire les griffes sur le bois. Et c’est ce qui finit par me faire craquer.
Je hurle dans la maison silencieuse, dans la nuit hostile. Un long cri inarticulé. Un seul. Le chat détale et se cache sous l’armoire. Je me lève, j’attrape ma chaise et je l’envoie valser contre le mur. J’en fais de même avec l’autre chaise, et avec la table déjà instable, dont un pied casse dans un craquement sec. La bougie tombe par terre et s'éteint. Arrivée à la troisième chaise, je l’empoigne mais je ne parviens pas à la jeter. Je me laisse tomber par terre, pose la tête sur la surface couverte d’éraflures de la chaise et je pleurs. « Isaac, Isaac. » Je répète inlassablement d’une voix de plus en plus aiguë. « Isaac, Isaac, Isaac, mon frère, mon petit frère. » Du bout des doigts, je caresse le bois fragile de la chaise où il s’asseyait toujours et qu’il disputait au chat. Je le revois, assis dans cette même cuisine, en train d’engloutir son petit déjeuner avec appétit avant d’aller travailler, ou racontant sa journée en buvant du thé. Si beau, si jeune. Marqué par la perte de nos parents, par la faim, par le dur labeur en tant que bûcheron. Caractère de cochon, parfois. Buveur, chahuteur, coureur de jupons. Gentil, honnête, aimant. Mon petit frère. Je n’arrive pas à y croire. Mon petit frère est mort ce soir.
Je passe la nuit sur le sol froid de la cuisine. Je passe la nuit à voir et revoir défiler dans ma tête les images de sa mort. Le félin qui attaque, d’abord. Isaac, qui vraisemblablement cherche à pousser la fille hors de la trajectoire de la mutation. La sale bête qui s’attaque à mon frère, qui lui laboure le corps de ses griffes. La fille qui tue la bête. Isaac qui veut s’enfuir mais la fille qui l’accuse de l’avoir attaquée. Leur combat très bref. Mon frère qui court. Pas assez vite. L’autre garçon qui le rattrape, l’échange de paroles haineuses, de paroles qu’Isaac ne prononcerait jamais, de paroles qui prouvent à quel point ces quelques jours dans l’arène l’ont changé. Et l’épée de ce garçon, ce garçon, son nom est Thunder, l’épée de Thunder qui transperce Isaac, qui transperce mon petit frère, qui le transperce et le tue. Le sol est froid sous mes doigts, froid sous ma tête, froid comme le corps d’Isaac. Ils laveront le sang et la boue sur son corps, lui mettront de jolis vêtements qu’il n’aurait jamais pu s’offrir, et l’enverront dans ce District pour être enterré. Ce n’est pas normal. Il n’avait pas vingt ans. Il n’aurait jamais dû mourir si jeune, lui qui était fort comme un bœuf et toujours en bonne santé. Je pleurs doucement sur son sort et sur le mien. J’ai le dos raide, et tellement froid que je doute de pouvoir bouger de nouveau le matin venu. Mais je n’ai pas besoin de bouger. Après quelques heures ou quelques siècles, le chat vient se coller contre mon dos. Je le chasse en criant. Je ne supporte pas sa douceur, sa chaleur, sa beauté. Lorsqu’il revient, je le laisse faire, mais je ne le caresse pas. Il s’endort rapidement contre moi. Je ne dors pas. Je reste là, à fixer le carrelage gris de la cuisine, jusqu’à ce que le soleil se lève.
78th HG - Jour 5 – 23 heures – Grand-Place du District 7
Toutes sortes de gens viennent me rendre visite. La femme du boulanger, qui ne m’avait jamais vraiment adressé la parole. L’adjoint au maire aux paroles doucereuses. Mes patients, que je ne soigne plus depuis le début des Jeux. Un homme que je ne connais pas, pour me proposer son aide. Je leur ouvre la porte, j’accepte leurs menus présents, principalement nourriture et objets décoratifs en bois, et je les écoute parler jusqu’à ce qu’ils se lassent et repartent. Un ancien collègue d’Isaac est venu réparer la vitre à côté de la porte d’entrée et n’a pas voulu que je le paie. Même les parents d’Ambre sont passés, l’air d’avoir vieilli de vingt ans en l’espace de quelques jours, avec un beau morceau de viande et quelques pommes. J’ai donné la viande au chat et je me suis contenté d’avaler quelques pommes avec un reste de pain. Tous les jours, je me lève à six heures du matin pour me rendre à la Grand-Place, et j’y reste toute la journée, souvent jusqu’à minuit, sous la pluie et sous le vent, pour regarder les Jeux. Des amis m’ont proposé de venir regarder les Jeux chez eux, vu que je ne dispose pas de télévision chez moi, mais j’ai refusé. Je m’oblige, encore et encore, comme une forme particulière de torture, à retourner à l’endroit où j’ai vu Isaac mourir, à scruter l’écran en attendant de voir Ambre. Lorsque je rentre à la maison, le soir, je prépare un dîner qui aurait rebuté même un miséreux du District Douze, je me laisse tomber sur mon lit et je sombre aussitôt dans un sommeil sans rêves, trop abrutie par le chagrin pour m’inquiéter de quoi que ce soit.
On pourrait penser que je me fiche de la vie, à présent que mon frère est mort, mais ce n’est pas vrai. J’ai déjà perdu beaucoup de gens auxquels je tenais : d’abord mes parents, puis Dav, et maintenant Isaac. Je n’ai pas pu les garder en vie, les protéger, tout comme je n’ai pas pu sauver certains de mes patients. Mais il me reste Ambre. A vrai dire, elle est mon seul espoir. Si elle venait à mourir, je n’aurai plus rien, rien d’autre qu’une vieille maison remplie de souvenirs douloureux et un chat trop affectueux. Je pourrais lui en vouloir parce qu’elle est toujours vivante alors que mon frère est mort, mais ce n’est pas le cas. Depuis longtemps, je considère Ambre comme plus qu’une simple amie, comme une sœur. Alors, tous les jours, je regarde l’écran avec attention, je retiens mon souffle lorsqu’elle croise un ennemi, et j’applaudis à tout rompre lorsqu’elle se sort d’une situation difficile. Les gens me regardent de travers, ils ne comprennent pas que je puisse encore me réjouir pour quelque chose. Mais pour moi, chaque minute de plus qu’elle vit, chaque piège qu’elle évite est une bénédiction, et je la verrais avec joie égorger ses ennemis, je crierais son nom si elle fracassait le crâne d’un innocent, je danserais de plaisir si elle mettait la main sur Thunder. Il y a quelques heures, elle a tué une jeune fille. Si j’avais pu sauter à travers de l’écran pour l’embrasser, je l’aurais fait, car cela lui vaudra sans doute plus d’attention de la part des sponsors. Cependant, cela lui a presque valu d’être tuée par cet idiot blond du District 8 – j’ignore son nom, je ne connais que celui de Thunder. Elle a réussi à lui échapper, mais elle est blessée. J’aimerais tant être là pour pouvoir la soigner, la réconforter, mais c’est impossible.
L’horloge de la Grand-Place sonne ; il est 23 heures. Les quelques personnes qui regardaient encore les Jeux avec moi s’en vont en silence et je reste seule face à l’écran. Seule face à Ambre. Involontairement, je ressens une bouffée de reconnaissance pour la personne qui a décidé de montrer des images de ma sœur à cet instant. Ce que je vois me serre le cœur ; tombée par terre, elle ne réussit pas à se relever et se traîne pitoyablement dans la boue jusqu’au pied d’un arbre. Puis, par une extraordinaire coïncidence, elle lève les yeux et regarde droit dans la caméra. Droit vers moi. J’ai presque l’impression qu’elle me voit aussi bien que je la vois, qu’elle est consciente du fait que je la regarde. « Ambre. Ambre. Ambre. » Je répète son nom comme j’ai répété celui d’Isaac, mais cette fois-ci, il n’est pas encore trop tard. Pas encore trop tard pour la sauver. « Courage, Ambre. Tu peux le faire. Tu peux gagner. Tu dois. » Tant pis si elle ne peut pas m’entendre. « J’ai besoin de toi ici, Ambre. Isaac est mort, le sais-tu ? Oui, tu le sais. Tu as vu son visage dans le ciel ou tu as entendu le coup de canon. Mon Dieu, il me manque, il me manque tellement… Il faut que tu reviennes, Ambre. Sois forte. C’est tout ce que je te demande. » Lentement, péniblement, elle se redresse contre l’arbre. C’est bien. Elle est tellement forte. Elle mérite de vivre, elle le mérite... Il faut qu'elle vive. « Ambre. Regarde dans la trousse de soins. La trousse, Ambre. » Comme si elle m’avait entendue, elle se met à farfouiller dans la trousse, et je regarde avec attention ce qu’elle en tire. Rien de vraiment utile, à part deux antidouleurs qu’elle avale. Cela m’inquiète, car je sais que ce genre de médicament fait dormir ; que fera-t-elle si quelqu’un l’attaque cette nuit ? Mais elle a sans doute raison de s’offrir un peu de sommeil, un court répit loin de la douleur. Je la regarde avaler quasiment toute son eau ; il ne lui restera pas grand-chose demain, mais au moins elle sera désaltérée ce soir. Elle scrute le ciel où le visage de la fille qu’elle a tuée apparaît. Ses blessures ne sont pas belles à voir. Bon sang, mais que fait cet idiot d’Ethan ? Ne voit-il pas qu’elle souffre ? Ne pourrait-il pas lui envoyer quelque chose, un médicament, une arme, quelque chose à boire ou à manger ? Elle n’a plus rien et elle a besoin de tout ; si j’étais au Capitole avec Ethan, je le secouerais comme un prunier pour qu’il fasse quelque chose. Mais aucun parachute n’apparaît dans le ciel artificiel de l’arène.
Ambre s’endort rapidement, et je reste seule sur la Grand-Place alors que son image s’efface dans un fondu au noir. L’écran montre à présent un autre tribut, mais cela ne m’intéresse plus. Je retourne à la maison, lentement, les bras serrés autour de moi. Pour la première fois depuis le début des Jeux, je m’offre un véritable repas, poulet bien chaud, salade et pommes de terre nouvelles, et friand au miel en guise de dessert. Ensuite, je prends nos couvertures les plus épaisses, une flasque de thé brûlant, la chaise d’Isaac, et je retourne sur la Grand-Place. Je m’installe en face de l’écran, qui montre tous les tributs en alternance. Ambre dort, elle a l’air tellement paisible, tellement jeune. Plus tard, sans doute par manque d’action, ils rediffusent les images des moments capitaux de la journée. L’électricité commence à manquer ; l’écran crépite, s’éteint par moments. Je dors par intermittence, et chaque fois que je me réveille, j’attends d’avoir vu Ambre avant de m’abandonner de nouveau au sommeil. C’est la première nuit que je passe sur la Grand-Place, et je sens que c’est bien comme ça. Que c’est ce que je dois faire. Isaac est peut-être mort, mais il y a encore de l’espoir pour Ambre. Je veille sur elle, comme je l’ai toujours fait. |
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