Elle n'était rentrée chez elle il y a quelques minutes à peine mais déjà elle se sentait étouffée. Étouffée par l'ambiance du district, par les pleurs de gamins de la Veine, par l'odeur de mort qui flottait toujours dans les rues, par ce qui l'attendait, là-bas, sur la place. Elle donnerait tout pour s'enfuir, loin dans la forêt et ne jamais revenir. Elle ne voulait pas mourir. Pas dans les jeux, pas devant des milliers de personnes qui la regarderaient périr dans l'indifférence la plus totale. Elle ne voulait pas être oubliée. Plus que tout. Mais c'est ce qui allait lui arriver. Elle allait probablement mourir deux fois. Parce qu'on lui avait raconté un jour qu'on mourrait deux fois, une fois physiquement et une deuxième fois quand on tombait dans l’oubli. "Aïe !" Elle venait de se couper la paume de la main avec un couteau alors que le dindon que Noâ avait chassé tombait au sol. T'es qu'une idiote, vas-y, ramasse maintenant pensa-t-elle alors qu'elle se forçait à bouger. Elle devait bouger, se changer les idées, éviter une nouvelle crise de panique. Accroupie sur le sol poussiéreux de sa bicoque, elle attrapa la volaille, terminant de la déplumer, essayant tout du moins, ses mains continuant de trembler. Bonne à rien, à quoi bon te torturer avec ça ? Et elle le savait ; elle devait sortir, trouver une issue à ses tourments. Elle avait encore le temps de vendre le fruit de sa chasse avant que le rassemblement annuel ne débute. Ni d'une ni deux, elle se releva, attrapant ses prises et quitta son trou à rat.  Par nostalgie, elle s'arrêta sur le pas de la porte. C'était peut-être la dernière fois qu'elle y mettait les pieds. Tu l'as jamais aimé ce tas de brique de toute façon. Comme toutes les autres. Comme le district. Elle aurait aimé quitter cet endroit où les gens mourraient de faim dans les rues mais elle le connaissait par cœur. De la maison du maire aux ruelles sombres de la Veine. Le douze n'avait plus de secret pour elle. Passant devant la modeste demeure de Bliss, elle y déposa le dindon. Elle aurait toujours l'écureuil à vendre...Mais on lui claquait la porte au nez, à chaque fois. Tu t'attendais à quoi ? Ils espèrent tous que tu sois la Tribut du douze. Sûrement mais les scrupules n'étouffèrent pas un riche habitant du quartier commerçant. Il osa même lui souhaiter bonne chance...mais elle en avait trop eu, de chance. Et partout, elle avait droit à ces mêmes regards. Ceux qui priaient pour la voir partir au Capitole. Et ceux qui la toisaient de haut en bas. Mais il n'y a plus de peur dans les yeux de la jeune femme. Il n'y avait de place que pour une détermination farouche et pour un air dédaigneux insupportable. Regarde comme ils se sont bien habillés, pauvres crétins. Et elle retint un rire moqueur, se rendant compte qu'une fois de plus, elle n'était pas préparée pour l’événement. Tant mieux, elle ne voulait pas y participer de toute façon.

Arrivée à la place, elle ne perdit pas une seconde, laissant faire les employés du Capitole. Une goutte de sang, pour sa dernière participation à cette loterie macabre. Quand la prise de sang fut terminée, elle se plaça sur le côté, attendant l'arrivée de Noâ. Elle avait eu tout le temps de repenser à sa question. Que ferait le Capitole si les deux derniers Tributs ne s'entre-tuaient pas. Le Capitole choisirait. Il en avait le pouvoir ; un lâché de mutations et le dernier survivant serait le vainqueur bien malgré lui...parce qu'au fond, le Capitole gagnait toujours. Pourtant, elle se força à balayer ses pensées de son esprit. Apercevant Noâ arriver, elle s'avança vers lui, attendant qu'il ait passé lui aussi la prise de sang. Quand ce fut le cas, ils se mirent tous les deux en route vers le groupe qui les attendait. "Je vois que tu t'es bien habillé. Ça aurait été dommage que tu déçoives ta troupe de groupies", dit-elle en pointant un groupe de filles qui le dévorait littéralement des yeux. Elle choisissait de plaisanter mais elle était littéralement morte de trouille. Elle ne voulait pas que Bliss ou Noâ soit tiré au sort, ni l'être elle-même.

Parfois elle se demandait comment ces filles arrivaient à glousser dans un moment pareille. Comment elles arrivaient à penser à autre chose qu'à ce qui les attendait dans les minutes à venir...mais elle finissait toujours par se souvenir que ces filles étaient, pour la plupart, dans une situation différente de la leur. Il lui suffisait d'observer les visages sur la place. Elle parvenait à distinguer les habitants de la Veine et les autres. Les traits plus creusés, des poches sous les yeux plus profondes, le désespoir sur le visage, les larmes menaçant de tomber, les mains tremblantes. Pourtant, elle n'ignorait pas que les riches du douze n'étaient rien comparés au plus pauvre des habitants du Capitole mais rien n'y faisait ; elle méprisait ceux qui avaient le luxe de se sentir en sécurité. A croire qu'ils ne retenaient jamais la leçon. Combien de fois les Tributs du douze avaient-ils été fauchés parmi eux ? Cela restait plus rare mais cela arrivait tout de même. Certes, ils n'étaient pas tous logés à la même enseigne mais le sort ne pouvait être favorable à tout le monde. Peut-être que l'une de ces dindes l'apprendrait à ses dépens. Cela pouvait paraître égoïste voire cruelle mais c'était ce qu'elle ne pouvait s'empêcher de penser. Quand bien même elle ressemblait à ceux qu'elle méprisait. Peu lui importait du moment que les noms de ses proches ne sortent pas de l'urne. Urne qu'elle ne lâchait pas des yeux, occultant totalement la dernière remarque de Noâ. Ce dernier ne tarda pas à prendre sa place dans sa rangée laissant la jeune femme en faire de même.


La tension règne sur le douze. On est terrorisé, anxieux et surtout impatients d'en finir. Les paris sont ouverts. Plusieurs gamins de la Veine font partie des favoris. Inconsciemment, les gens devinent déjà qui seront les malheureux alors ils préfèrent parier sur la réaction du futur mort. Vont-ils fondre en larmes ? Vont-ils hurler ? Tenter de s'enfuir ? Ou vont-ils affronter la mort droit dans les yeux ? Et c'est à ce moment qu'elle apparaît. La mort dans l'un de ces costumes préférés. L'hôtesse du douze. Tara Miller et ses mimiques qui lui donnent envie de lui crever les yeux. Son rire exagéré et sa bonne humeur alors qu'elle s'apprêtait à ôter toute forme d'espoir à deux condamnés. Elle la haïssait tellement ; elle aurait tant aimé la voir morte. Pourtant, elle ne parvenait pas à détacher ses yeux de la silhouette haute en couleur de cette femme. Elle préférerait encore être sourde que d'avoir à supporter plus longtemps la voix haut perchée de cette idiote. Mais ça devait les amuser, là-bas, au Capitole. Ils aimaient faire traîner les choses. Toujours le même discours, le même film. Elle soupira à plusieurs reprises, levant les yeux au ciel, priant pour qu'on abrège le supplice, son cœur battant à tout rompre. Les dames d'abord ! Ça y est. C'était son tour. Elle allait entendre son nom. Elle allait y passer...mais le sort était en sa faveur, encore. Annia McRoses. Elle n'en croyait pas ses oreilles...mais un rang devant elle, c'était bel et bien une blonde qui s'avançait vers l'estrade dans un silence religieux. Une jeune femme qui allait mourir. Mais pas elle. C'était fini. Plus jamais son nom n’apparaîtrait sur ces petits papiers. Elle se rendit compter qu'elle s'était mordue la lèvre jusqu'au sang, un goût ferreux désagréable dans la bouche. Elle se tourna alors vers la rangée de pacificateurs leur adressant un sourire goguenard. Elle avait gagné, ils avaient perdu ! Elle savait qu'ils avaient parié sur elle. Détournant le regard, elle fixa à nouveau l'hôtesse. Il ne lui restait plus qu'à croiser les doigts pour Noâ. Noâ qui ne put compter sur un ange gardien pour veiller sur lui. Noâ Peter Wayne. C'était absurde, elle pouffa. Cela ne pouvait pas être lui. Arrêtez de le fixer comme ça. Elle avait été sauvée, il devait l'être aussi. C'était comme ça. On ne séparait un pas duo gagnant. Et le cri de désespoir d'une petite fille lui fit comprendre que c'était réel. Noâ était le tribut masculin du douze. Noâ allait partir. "Non.", murmura-t-elle doucement, attirant l'attention des filles de sa rangée. Mais déjà Gaëlle s'avançait pour réconforter la petite Lily. Et les flammes qui sommeillaient en elle se réveillèrent d'un coup, embrasant son regard. De la colère mais pas de larmes. De la colère alors qu'elle se frayait un chemin jusqu'au premier rang. De la colère, de la haine et du dégoût quand un pacificateur l'empêcha de sauter à la gorge de toutes les personnes présentes sur l'estrade. Ce n'était pas Noâ. Ce n'était pas possible.

Les filles s'écartèrent toutes sur son passage mais elle ne le remarquait même pas ; elle ne le remarquait même plus. Elle était habituée à sa condition d'intouchable du district. On leur a toujours dit qu'elle n'était pas fréquentable, qu'elle attirait les problèmes, qu'elle n'était pas de bonne compagnie. Et aujourd'hui, en ce moment plus que jamais,  ils avaient raison. Elle était ce qu'on avait toujours dit d'elle. Elle était dangereuse, imprévisible. Comme une bête blessée. Ses yeux ne quittaient plus les silhouettes surélevées de Noâ, sa co-tribut, et Tara Miller alors qu'elle rêvait de lui faire la peau. Là, tout de suite, sous les yeux de tous les habitants du district, devant les caméras du Capitole. Ils voulaient du spectacle ? Alors pourquoi attendre jusqu'à l'arène ? Elle pouvait leur donner ce qu'ils désiraient. La plus magistrale des morts, la moisson la plus inoubliable. Et elle ferait traîner les choses, la laisserait se vider de son sang, lui ferait mal jusqu'à ce qu'elle hurle pour être achevée mais ne lui ferait pas ce plaisir. Mais on la forçait à regarder cette scène. Encore une fois, elle n'était qu'une spectatrice, elle participait à ce jeu bien malgré elle, comme la marionnette qu'elle s'efforçait de ne plus être. Mais elle restait là, immobilisée par la prise ferme d'un pacificateur, incapable de détourner son regard de Noâ, comme si elle voulait le graver dans sa mémoire. Et déjà les pacificateurs l'entraînaient à l'intérieur du bâtiment. Elle aurait voulu crier mais aucun son ne sortait de sa bouche. Elle ne pouvait que voir son ami s'éloigner sans pouvoir bouger le petit doigt.


La place s'était vidée juste après que le voile sur l'identité des tributs du douze soit levé. Tous étaient partis fêter la survie de leurs proches. Il ne restait plus que les proches des deux malheureux. Talasi était là, elle aussi. Elle s'était calmée après qu'un pacificateur lui ait fait comprendre qu'elle risquait de rater les derniers moments à passer auprès de Noâ. Ces cinq misérables minutes qui passaient toujours trop vite, là où l'attente avait l'air de durer des heures. Depuis combien de temps poirotait-elle devant cette immense porte, faisant les cent pas ? Il ne restait plus qu'elle et Gaëlle. Il fallait qu'elle passe avant, pour laisser le plus de temps aux deux tourtereaux. Même si elle n'appréciait pas la jeune femme, Talasi devait reconnaître qu'elle était chère aux yeux de son meilleur ami et ces deux-là avaient beaucoup de choses à se dire. Quand enfin, le pacificateur vint la prévenir, elle s'engouffra rapidement dans l'entrée, elle n'avait pas de temps à perdre. Noâ était debout, elle le fixa droit dans les yeux, cherchant à deviner ses états d'âme à l'instant. Que pouvait-il bien penser ? Qu'il allait mourir ? Qu'il ne reviendrait pas ? La jeune femme s'était formellement interdit de pleurer. Elle ne voulait donner l'impression à son ami qu'il n'avait aucune chance. C'était faux. Certes, il risquait de perdre la vie mais Noâ n'était pas un incapable ! Il avait plusieurs avantages par rapport à d'autres gosses de la Veine. Il savait chasser, poser des pièges et, contrairement aux carrières, il savait ce qu'était la faim ! Et puis, tout le monde l'appréciait. Il avait des chances, il devait s'accrocher à ça, rester positif. La gorge nouée, la voix chevrotante, elle se décida enfin à parler.  "Tu leur mets la pâtée et tu reviens, d'accord ?", lui lança-t-elle en cherchant à détendre l'atmosphère au possible...d'habitude, c'était le rôle de Noâ.  "Ce serait bête que je gagne à notre concours de "celui qui attrape le plus de dindons"."