the knight and the bishop; échec et mat.

C'est ce qu'on appelle un très beau costume pour un très bel homme, Monsieur.
Pourtant, il ne semblait pas satisfait. Debout, dans une pièce remplie de miroirs brillants et pratiquement privatisée pour lui tout seul, Urbann n'avait pas l'air très convaincu par le costume bleu nuit que le vendeur (certes charmant, accueillant et parfois même très persuasif !) lui avait présenté en premier. Il ne cessait de serrer et relâcher la cravate attachée autour de son cou. Il se regardait sous tous les angles, percevant ici et là un nombre incalculables de défauts, tandis que le marchand continuait, peut-être espérant toujours qu'il y demeurait une chance, à lever les pouces d'un air appréciateur derrière lui. Il soupira fortement, fronça les sourcils, puis secoua la tête négativement. Il vit les lèvres du vendeur s'affaisser un peu, l'assistante s'arrêter de retoucher rapidement le bas du pantalon, l'air dépité, mais il n'y fit pas très attention. Il se contenta de se confronter une énième fois à son reflet immaculé. Les bras ballants, ses chaussures brillantes semblaient encrées dans l'espèce de petit podium sur lequel on l'avait placé en surélévation. Il avait bonne mine, les cheveux bien coiffés, et nul doute que ce costume lui allait véritablement à ravir. Or, Urbann affichait une expression désespérée, son regard croisant celui du vendeur au travers du miroir. Ce dernier portait un costume à paillettes discrètes, un ensemble vert flamboyant qui piquait la rétine, et contrastait considérablement avec le rouge sombre qui habillait les murs recouverts de quelques photos de mode. Sa coiffe noire était légèrement de travers, et une mèche blanche conséquente traversait le milieu de sa perruque. Il fit une moue compréhensive, comme s'il trouvait triste qu'un homme si élégant ne voyait pas le potentiel de son costume. Qu'est-ce qui ne vous plaît pas, Monsieur Bishop ? Tout. Il fit une courte pause et reprit la parole, ne laissant pas le temps au commerçant de lâcher un "ho !" outré. Je vous le prend. Et il descendit de l'estrade.

Quelques heures plus tard, Urbann était encore devant la glace. Dans sa chambre, une délicieuse odeur de vanille régnait dans la pièce, et la douce lumière venant des murs donnait au cabinet une ambiance calme et reposante. Pourtant, l'heure n'était pas à la sieste, mais il aurait tout donné pour que ça le soit; Urbann se battait avec le bouton de son pantalon, avant de devoir recommencer le combat avec sa cravate. S'il y avait bien quelque chose dans lequel il n'était pas doué, c'était dans la préparation de sa petite personne. Aujourd'hui seul, il était bien trop tard pour appeler qui que ce soit à l'aide, car tout le voisinage devait déjà être dehors. Aussi, le visage un peu rougi par l'effort, il finit par jeter rageusement l'attache sur le drap de soie derrière, ouvrit les deux premiers boutons de la chemise et se laissa tomber sur le matelas moelleux du lit qui trônait au beau milieu de la pièce. La soirée n'avait pas même commencé qu'il avait déjà envie de s'enfoncer bien au creux des bras de Morphée. Or, il avait promis, et trahir une promesse n'était pas dans ses habitudes, même les plus stupides. Tu viendras, ce soir ? Il y a un banquet d'organisé. En l'honneur de quoi ? En l'honneur de rien. Et elle avait ri, parce que sa question était stupide, alors il s'était joint à elle et avait promis. En y repensant, il soupira, toujours aussi impressionné par sa bêtise. Il avait su dès l'instant qu'il avait dit oui qu'il n'aurait pas envie de venir.
Si Urbann devait sortir, c'était pour le travail. Pourtant, quand il attrapa sa veste bleu sombre achetée le jour même et qu'il s'engouffra dehors, il songea qu'il n'avait rien à perdre à s'amuser un peu.

Tu es en retard ! Elle criait, complètement ivre, essayant tant bien que mal de couvrir le bruit assourdissant de la musique avec sa voix, se retenant à son épaule. Puis elle éclata de rire, fermant les yeux, avant de disparaître dans la foule. Une seconde plus tard, il aurait juré l'avoir aperçu franchir la porte des toilettes, la main plaquée sur sa bouche bleue électrique. Secouant la tête, un poil amusé, Urbann se dirigea vers le bar, demandant un verre au serveur qui lui offrit plutôt rapidement. Dès que ce fut fait, son verre bien en main, il entreprit de se dégager de la foule passant commande pour se mettre un peu de côté. De là, des tas de personnes vinrent à sa rencontre; le plus souvent des clients, qui ne se cachaient pas de faire appel à ses services, et parfois il accrochait le regard avec ceux qui faisaient tout pour rester discret, leur adressant alors un simple et furtif petit hochement de tête. Des connaissances à peu près sobres lui tinrent compagnie pendant de longues minutes, et Urbann participait négligemment à la conversation (qui concernait, il croît, la dernière émission lancée la veille sur une des chaînes, ou peut-être bien le dernier repas qu'ils avaient eu dans un restaurant proche d'ici). Il se contentait de répondre à des sourires, à suivre du regard des demoiselles qui passaient par là, trop ivres pour même le voir, et à balancer doucement la tête selon la musique qui passait. Quand finalement, ils partirent après avoir assassiné la réputation du dit restaurant, Urbann se retrouva seul. Son regard courait un peu partout, évitant de penser au travail et à l'envie irrépressible de rentrer (et pourquoi pas, accompagné). Il n'eut pas le temps de réfléchir à cette option tout à fait alléchante qu'il sentit quelqu'un se cogner contre lui, et quelque chose éclabousser sa chemise.

Au début, il n'enregistra pas tout, car une idée atroce comme quoi il serait possible que quelqu'un lui ait vomi dessus lui envahissait son esprit, et il n'osa pas tout de suite hurler, trop dégoûté. Pourtant, il se força à baisser les yeux, tandis que l'inconnue commençait déjà à s'énerver. Vous pourriez faire plus attent... Ouf, ce n'était que du champagne. Oh, votre chemise... Elle s'était adoucie, voyant son erreur. Tout de suite plus rassuré par la nature du liquide, Urbann prit le temps d'analyser la maladroite, soudainement plus calme. Un visage doux, délicatement maquillé, plutôt neutre comparé aux autres femmes de la salle, mais irrévocablement joli. La demoiselle portait une robe assez élégante, et il ne s'empêcha pas de jeter un coup d'oeil dans le décolleté plutôt plongeant, avant de reporter son attention sur elle. Je suis terriblement désolée... Je suis une véritable maladroite... Laissez moi vous offrir un verre pour me racheter... Bien que je me doute que cela ne sera pas suffisant pour vous racheter un si beau costume. Il posa sa main sur son épaule, reprenant une position un peu plus droite que ce qu'elle était après le choc, puis lui sourit, fourrant sa main dans la poche de son pantalon. Je n'aimais pas vraiment ce costume de toute manière... Mais je ne dirais jamais non à un verre. Il agita la coupe qu'il avait fini quelques instants auparavant, son regard analysant rapidement la foule avant de se reporter sur l'inconnue. Si vous me promettez de ne pas me le renverser dessus, cette fois, mademoiselle..? Autant connaître son nom, maintenant.

the knight and the bishop; échec et mat.

Il était plutôt rare que Urbann croise un visage nouveau. Non pas qu'il connaisse la totalité des habitants de la capitale, il n'avait pas la prétention d'avoir autant de relations, mais simplement parce que chaque jour, il se rendait compte à quel point tous les citoyens d'ici se ressemblaient, malgré l'envie et le désir toujours plus poussés de se vouloir aussi original que possible. Un souhait de se démarquer qui lui paraissait terriblement dérisoire et vain; si une nouvelle mode sortait le matin même, il était certain que plus de la moitié arborerait dans les vingt quatre heures la même nouvelle tendance, et que tout le monde s'afficherait comme le lanceur de mode. Au final, dans cette explosion de soit disant originalité, il en ressortait juste un tableau uniforme et bien peu innovateur. Urbann avait vite appris qu'un style passe-partout serait moins embêtant à porter que tout autre chose, et ça, ça lui faisait un soucis de moins à penser. Il en avait déjà assez selon lui, merci bien. Alors, dans cette soirée noyée de coiffures insolites, de tissus farfelus et de couleurs plus ou moins chatoyantes, croiser une charmante demoiselle aussi... neutre lui faisait étonnamment plaisir, bien que depuis le temps, il avait appris à faire abstraction de toutes ces fioritures. Heureusement, sinon le pauvre homme serait bien frustré.

Ne vous-a t-on jamais dit qu'il était malpoli de demander le nom d'une femme sans s'être présenté avant ? Ha, non, pour le coup, non. On lui avait bien dit que les femmes étaient trop susceptibles, parfois égoïstes, un peu manipulatrices, tout en restant douce et vulnérable, mais jamais on ne lui avait dit qu'elle était aussi exigeante. Il réfréna un petit sourire. En fait, la plupart des autres femmes avec qui il avait eu le plaisir d'entretenir une conversation de la sorte avait tendance à justement s'empresser de se présenter, n'omettant jamais un seul détail (signifiant, ou pas). Elles en allaient parfois jusqu'à en étaler leur planning quotidien, puis de finir par la description très détaillée et, certes, un peu cafouilleuse (imaginez la mémoire que cela demande) de la totalité de leur arbre généalogique, sans oublier le prénom insolite de leur "si célèbre et renommé" styliste, dont personne n'a jamais entendu parler. Il fallait aussi se l'avouer; Urbann ne se présentait pas souvent. Simplement parce que, la plupart du temps, on savait déjà à qui on avait affaire, et la conversation n'était généralement jamais sans sous entendus.

Urbann Bishop, pour vous servir, dit-il en hochant la tête juste un peu, le sourire aux lèvres. Elle n'avait peut-être pas conscience à quel point c'était vrai. Mais il se doutait que ça allait forcément finir par faire tilt dans sa tête, à la demoiselle. Peut-être même jouait-elle les ignorantes, qui sait, certaines femmes sont de véritables énigmes. Mais Bishop n'est pas un nom commun et la moitié de la capitale sait pertinemment ce que ça veut dire, ici, à part si elle ne venait justement pas d'ici, ce qui dans un sens n'était pas bien logique, puisqu'elle ne lui rappelait ni un vainqueur, ni qui que ce soit pour être honnête. Sachez bien que je suis plus que désolée de vous avoir sali de la sorte. Elle gloussa un tantinet. Et sachez à votre tour, que j'aime par dessus tout le champagne, alors le porter ainsi est une sorte... de bénédiction. Alors qu'il parlait, elle avait attrapé habilement deux coupes d'un cocktail typiquement capitolien et lui en tendit une, qu'il prit avec une délicatesse marquée, et un léger signe de tête en remerciement. Votre costume vous va pourtant à ravir, il est assorti à la couleur de vos yeux, qui sont d'un bleu... Si elle n'était pas en train de le draguer, il mangerait la perruque du vendeur de ce matin. Il laissa s'échapper d'entre ses lèvres un rire léger, un poil gêné, mais pas trop, parce qu'on avait plus l'habitude de le complimenter sur ses qualités d'entremetteur que sur autre chose mais il ne voulait pas perdre son sang-froid pour si peu. Pourtant, même si ce genre de rencontres occurait tout de même, Urbann sentait quelque chose d'étrange qui se tramait derrière ces sourires, bien que ce quelque chose lui échappait encore. Mais il avait tendance à être trop sur ses gardes, alors il tenta de faire abstraction de cette mauvaise impression. En fait, il prit carrément la décision de s'avancer d'un pas vers elle, s'écartant du groupe placé derrière lui pour se rapprocher assez considérablement de la jeune femme (ce qui n'était pas bien dur, vu l'espace). C'est amusant, mon styliste a dit la même chose ce matin. Il avala une gorgée du cocktail, et réfréna une petite grimace, le goût étant fort et l'alcool lui brûlant légèrement sa gorge. Il fit une courte pause, histoire de reprendre une gorgée, qui se révéla être plus supportable que la précédente. Mais... j'avouerais que j'aime mieux entendre ce compliment de votre bouche. Il prit plus le temps de l'observer de nouveau, ne se cachant plus vraiment, laissant ses yeux la détailler de haut en bas. Si elle voulait flirter, ils allaient flirter. Sa robe rouge était un véritable petit bijou, et même s'il ne pouvait se prétendre à être un très grand critique de mode, il n'avait aucun doute que c'était le genre d'habit à plaire à n'importe qui. Finalement, il redressa sa tête pour tenter de croiser son regard. Je pourrais vous renvoyer le compliment... mais j'aimerais vraiment connaître votre nom avant.
Têtu ? A peine.

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