Ledford,
Camaël Abriel Ledford. Voilà vingt-six ans que j'ai tué ma mère. Voilà
vingt-six ans que j'ai poussé mes premiers cris dans les souterrains du district 13. Sa vie pour la mienne. Je suis un enfant
né en colère. Je mourrai sûrement en colère. Peu importe. C'est moi, le vilain petit canard. L'abandonné. Le petit dernier et assassin des
huit enfants Ledford. Et pour compléter mon rôle de Calimero, il a fallut que je sois le seul brun de la famille. Ce n'est pas un hasard. C'est sur moi que la malchance est tombé, malheureusement. Tant pis. Seul, abandonné, et en colère contre la vie, c'est à l'âge de seize ans que les
rebelles du district 13 m'accueillirent à bras grands ouverts. J'avais besoin de me battre pour quelque chose. D'avoir une cause à servir. Renverser le Capitole, c'était une bataille digne de ce nom. Ma place était chez les rebelles, sans aucun doute. Je suis
un battant, moi. Je n'abandonnerai pas tant que le Capitole n'aura pas flanché. Il faut qu'ils crèvent. Tous.
On doit nous rendre notre liberté. Je n'hésiterai pas à donner ma vie. Ma vie pour le leur. Équitable. Ma dévotion pour les rebelles fut vite remarquée. On me donnait de plus en plus des missions que j'accomplissais à merveille. Et j'exaltais toujours autant à l'idée de pouvoir sortir mon minois des souterrains pendant quelques jours pour pouvoir respirer l'air frais. Sentir le vent caresser ma peau. Courir dans la foret. Surveiller ses arrières pour ne pas se faire chopper. Etre un hors la loi. Faire des choses illégales.
Sentir l'adrénaline. C'est comme une drogue qui sublime les sens et l'esprit. Eclaire nos pensées sombres et fait couler un espoir dans nos veines. Il n'y avait aucune sensation des plus agréables. J'en étais devenu accro. Ni plus ni moins. Ma vie se rythmait à coup de missions tantôt dangereuses, tantôt simples. Tantôt excitantes, tantôt ennuyeuses. Jusqu'à il y a maintenant deux ans.
« Tu vas rejoindre les infiltrés au Capitole pendant une durée indéterminée. Tu seras notre espion.» m'avait-on confié. "Pendant une durée indéterminée" voulait dire, en clair, que je resterai là-bas jusqu'à ce que je me fasse prendre, torturé, puis tué. Ça ne me gênait pas. Du temps que je servais les miens. Avant d'aller au Capitole, il fallut un temps de préparation. Les habitants s'y trouvant étaient complètement différents de ceux des districts. Ils vivaient une autre vie. Ils avaient une autre façon de penser, de parler, de s'habiller, et d'entretenir leur corps. J'étais prêt à faire des efforts, mais il était hors de question que je change ma peau en velours, ou une connerie du genre. Je voulais faire dans
la simplicité. C'était mon corps que je sacrifiai, tout de même.
On me perça alors mes deux lobes d'oreille, mon septum, et un daith ornait mon oreille gauche. Une belle vache prête à aller au pâturage. Je me fis également plusieurs tatouages.
❝ FREEDOM ❞ était inscrit en noir à l'intérieur de mon bras gauche. Me permettant de ne jamais oublier pourquoi j'étais là, à faire ce sale boulot. Le chiffre romain
VIII était, lui, incrusté en argenté dans l'intérieur de mon avant bras droit. Le huitième des Ledford. La petite phrase "
i am not afraid." en doré se trouvait le long de mon index gauche. J'arborais
derrière mon oreille droite le signe nucléaire :
☣,
en doré, me faisant directement penser à mon cher district où j'avais grandi, et pour qui je me battais. Pour finir la barbarie,
on m'avait tatoué un petit "13" en haut de la fesse droite
en argenté. Une chirurgie changea légèrement l'ossature de mon visage, mais j'avais toujours
cette cicatrice qui barrait ma joue. Il fallut m'inventer une nouvelle vie. M'apprendre à maîtriser l'accent ridicule des gens du Capitole. J'étais
intelligent. Je n'eus pas trop de mal, même si je préférais quand même faire abstraction de l'accent. Fin prêt, on m'envoya au Capitole.
C'était comme entrer dans un autre monde. Un monde superficiel, un monde parallèle, un monde terrible. Que des cons. Grâce à des connaissances de connaissances de connaissances, j'obtins un job.
Hôte du deuxième district. De cette manière j'avais accès aux coulisses des Hunger Games. De nombreuses informations confidentiels m'étaient confiées, et je pouvais les confier à mon tour aux rebelles. Mais c'était également moi qui avait entre mes mains le sort de deux jeunes enfants chaque année.
Comme si je les tuais moi-même. Et je détestais ça. Je les détestais d'avoir inventé ce jeu. Je les détestais d'être si cruel. Je les détestais d'avoir fait exploser le district 13. Je les détestais tous. Je détestais vivre au Capitole. Le premier mois fut un enfer. Mais je n'étais pas là pour bronzer au soleil.
J'avais une mission. Puis il y eut ce jour. L'interview des tributs, l'année dernière. Une robe turquoise, des perles, une peau à peine modifiée. C'était une apparition : rayonnante, évidente, animale.
Jewel. Il avait suffit d'un regard pour que mon coeur chavire. Et voilà que j'étais
devenu amoureux fou d'une inconnue. C'était mal. Je n'avais pas le droit de me déconcentrer sur ma mission. Pas pour une fille. Je n'avais pas le droit de tomber amoureux. Pas d'une personne qui, en plus de ça, ne partageais pas mes sentiments. Il ne fallait pas que je déçoive mon clan. Ceux qui ont eu confiance en moi. Ceux qui m'ont aidé. Elle était l'
ennemie. L'année suivante, Jewel fut la styliste du district 2. Dont j'étais toujours l'hôte. J'en devenais fou. De la côtoyer tout les jours, et de ne pouvoir rien dire, rien faire. Il fallait
que je fasse semblant. Que j'essaie d'
être froid. Encore et toujours. Je me devais de
rester mystérieux, pour ma sécurité, pour la sécurité du district 13. Des fois, je flanchais. Je glissais un compliment anodin au milieu d'une phrase. Ou quand je passais à côté d'elle, ma main frôlait pendant un millième de seconde, sans faire exprès, la sienne. C'était mon petit bonheur, ce court moment où sa peau douceâtre touchait la mienne. Mais il fallait que je l'oublie. Tomber amoureux n'était pas dans mes plans quand je me préparais pour aller au Capitole. De toute façon, je ne la méritais pas. Aranel était beaucoup trop bien pour moi. Puis elle avait sûrement un fiancé avec une moustache de chats et des cheveux verts. C'était peine perdue. Une histoire impossible. Les femmes comme elle ne s'intéressent pas aux hommes comme moi. Oui, il fallait que je l'oublie.
Impossible. Aussi impossible que notre histoire.
Et si je suis barge, ce n'est que de ses yeux.