Le temps était toujours à double-tranchant, pour Gwendal. Tel la lame aiguisée d'un couteau qui, si elle glissait avec facilité dans une motte de beurre, rencontrait malgré tout une résistance face à un bout de viande trop cuit ou une miche de pain trop rassis. A la mairie il lui semblait toujours que les vingt-quatre heures que comptait une journée n'étaient pas suffisantes pour venir à bout de tout ce qui se bousculait dans sa tête, de tout ce qui venait enrichir et alourdir son planning de maire du troisième district. Mais une fois chez lui, en revanche, le temps semblait s'étirer de telle façon que chaque seconde se transformait en supplice, chaque minute semblait une éternité dont il ne voulait pas. A la mairie il comblait son impuissance en initiatives faussement éclairées, dans un système gouvernemental où les maires n'étaient qu'une vitrine censée faire croire au peuple à un semblant de démocratie. Chez lui, dans sa grande demeure de vainqueur, il n'avait que l'alcool pour combler une solitude dont il ne savait que faire.
La solitude était sa principale ennemie parce qu'elle savait s'insinuer dans ses veines de telle sorte que tout, ensuite, lui semblait préférable. La présence d'une âme qui le rendrait plus mal accompagné que seul. L'ivresse artificielle préférable à tristesse qui allait toujours de paire avec sa sobriété. Le ronron rassurant d'une émission capitolienne émanant de l'écran de sa télévision plutôt que le silence de mort de cette demeure bien trop grande pour sa seule âme abîmée.
Et l'instrumental pompeux annonçant une nouvelle déclaration présidentielle. Démonstration de puissance de la Présidente qui n'en était pas une. Encore. Les doigts se resserrant avec appréhension autour du verre de whisky si récemment rempli, la peur d'autres annonces qui telle la mort du Président Deverell feraient s'effondrer tout ce qui restait de bon dans le crâne engourdi du vainqueur.
« Mes chers compatriotes. » telle une formule d'endormissement du péquenaud moyen, et les mots qui défilaient sans s'attacher, glissant contre l'oreille de Gwen sans que son esprit ne veuille lui faire le plaisir de s'y intéresser. Jusqu'à la bombe lâchée sans crier gare, pour l'effet de surprise, ou plutôt pour l'effet d'horreur
« Panem verra de nouveaux Hunger Games. » Au diable le nouveau vainqueur et la fierté d'un district, au diable la justice et la vérité. La seule vérité désormais serait celle des vies à nouveau sacrifiées sur l'autel d'un système politique où au crapaud qui avait succédé au serpent, succédait désormais la vipère aux cheveux blancs.
De nouveaux jeux. Une nouvelle arène, de nouveaux défilés, de nouvelles interviews, de nouveaux sponsors, de nouveaux carrières, de nouveaux favoris, de nouvelles idoles. De nouvelles larmes, de nouveaux drames, de nouvelles familles endeuillées. De nouveaux bains de sang. De nouveaux morts.
Et puisse le sort vous être favorable.Un cri, le sien. Le cri de rage qui allait avec le fracas de la bouteille sur le sol carrelé, le verre qu'on écrasait sur la table basse et le sang chaud qui coulaient entre ses doigts et se mêlait à l'alcool ambré qui s'y trouvait alors. Jamais sobre, Gwendal, jamais les idées claires. Sauf aujourd'hui, ce soir, quand l'horreur de la réalité l'avait atteint comme un coup de poing dans l'estomac, genoux à terre, ses doigts s'écrasant sur les débris de bouteille et son sang et l'alcool comme une métaphore de ce qui coulait chaque jour dans ses veines. Et puis des larmes, les siennes.