Je tourne les pages.
Je tourne les pages d'une vie qui n'est plus la mienne.
Et je souris. Je souris même face à l'adversité, car j'estime avoir survécu au pire pour perdre toute once d'humanité dans ce bas monde. Ne suis-je pas
un monstre, pour avoir causé la mort, volontaire ou non, de
vingt-trois autres adolescents ? Serai-je un jour jugé pour avoir tenu à sauver ma peau ? Les fleurs peuvent faner à mon passage que je ne serai jamais une ombre. Parce que cela fait maintenant
dix ans que je brille comme le plus aveuglant des soleils. Mais ce n'est pas une vie que j'ai recherché. Là, dans ma boue, dans mon pauvre
district huit, je n'ai jamais prétendu à l'opulence du Capitole. A vrai dire, j'ai même toujours cherché à me cacher du monde, car je suis déjà une erreur de la nature. Un raté. Un simple accident dans la vie conjugale déjà bien remplie de mes parents. Dernier né d'
une fratrie de cinq garçons déjà, la nature a, dès ma naissance, décidé de ne pas me faire de cadeau. Mon nom n'est pas étranger, que ce soit de la fascination ou du dégoût. Ma différence me catégorise comme étant une aberration. Et pour cause: je suis
hermaphrodite. Doté des deux sexes, à la fois homme et femme, je me complète à moi tout seul. Ne suis-je donc pas un monstre pour
ce que je suis, plutôt que pour ce que j'ai fait ?
Et je tourne les pages.
Je tourne les pages d'une vie que j'aurais voulu mienne.
Ma famille a voulu me cacher, faire comme si de rien n'était. Sur les registres de Panem, j'ai écopé
du sexe féminin, surtout parce que mes parents n'ont jamais eu de fille auparavant. Et de ce fait, j'ai reçu une éducation des plus féminines possibles. Toujours dans une
pauvreté sans pareil, j'ai toujours traîné dans les pattes de ma mère,
fleuriste et herboriste de profession. Sans elle... Je crois que je serais mort aujourd'hui. C'est par sa transmission de ses connaissances dans les plantes, remèdes et poisons, que j'ai su tirer mon épingle du jeu lorsque le pire est arrivé, il y a dix ans. Moi, l'adolescente qui ne voulait pas être révélée au monde entier, je n'ai pas pu y échapper lorsque mon nom a résonné dans tout le district huit.
La moisson a eu raison de moi. La moisson m'a arraché à mon quotidien éphémère. Et la chenille que j'étais est devenu un papillon encore bien fragile. J'ai toujours pensé qu'un jour ma différence s’avérerait être une grande force. Mais c'est bien pire aujourd'hui, maintenant que je ne peux plus me cacher. J'ai été présenté comme
LA tribut du district huit pour
les soixante-dixièmes hunger games. Mais la supercherie n'a vraiment pas mis beaucoup de temps pour être dévoilée. Peu après le défilé de présentation des tributs, la vérité n'a pas tardé à éclater au grand jour.
Je ne rentrais pas dans les règles des jeux. Je n'étais pas une fille à cent pour cent. Et dès lors, tous les regards vers moi ont changé, même auprès des autres tributs. Dès le départ, les pronostics me faisaient partir
bon perdant, et l'équipe qui m'accompagnait ne mettait pas tous les espoirs en moi, mais plutôt en mon co-tribut. De toute façon, à quoi je m'attendais ? Je n'avais pas eu une note extraordinaire aux évaluations... Mais je me souviendrai toujours que j'ai été tétanisé par la grandeur du Capitole. J'ai été statufié par les carrières. Et j'ai été pétrifié lorsque le dernier coup de canon a retenti dans l'arène. Parce que j'ai non seulement le sang des autres tributs sur mes mains, mais également
le mien. Car j'ai sacrifié ma liberté par pure peur bleue de mourir. La mort. Elle-même semble être encore plus douce que la vie que m'a offert le Capitole.
Et je tourne les pages.
Je tourne les pages d'une vie que je n'arrive pas à regretter.
Plus je grandissais, et plus mes traits se durcissaient. Difficile de préserver l'image de la petite vainqueur tant appréciée du Capitole... Si les gens entendent mon nom, c'est la première chose qui leur vient en tête, avant même ma victoire aux hunger games:
l'homme-femme. Sur mon passage, les fleurs fanent, les regards se tournent. Je fascine et je dégoûte à la fois. J'admets être atypique, différent. Une différence que je cultive dans la plus grande des insouciances. Et dans mon district huit, mon chez-moi, lorsque mon rôle de
mentor ne m'oblige pas à quitter les miens, je reste l'humble
fleuriste et herboriste de la grande place, ayant repris le magasin de ma mère maintenant trop malade pour continuer le travail. Je souris même lorsque ça ne va pas. Je souris parce que c'est tout ce qu'il me reste de ma vie d'avant. Même après avoir passé des jours horribles dans l'arène, je souris toujours. Car ce n'est pas tant ma survie qui est une victoire, c'est de passer outre le jugement des autres à mon sujet. C'est ça que je considère comme une réelle victoire.
Et je tourne les pages.
Je tourne les pages d'une vie qui, peut-être, est toujours la mienne.
Après tout, qui voudrait vivre la vie de Quinn Saroyan ? Personne d'autre que moi-même, je suppose.