Je ne me suis jamais senti aussi mal, jamais. J'ai l'impression que c'est mon monde tout entier qui s'est écroulé. Il n'était déjà pas très stable alors la disparition de Key n'a fait qu'affaiblir un peu plus des fondations fragiles. Il est mort. C'est terminé. Il est mort est c'est ma faute. Bien sûr, avant que ce soit ma faute c'est celle du Capitole mais moi, j'ai été lâche. Je ne me suis pas porté volontaire pour le remplacer quand il a été appelé. Ce corps qu'on va enterrer aujourd'hui, ce devrait être le mien. Cette pensée fait trembler mes mains alors que je boutonne ma chemise. Ma vue est brouillée de larmes mais je n'essaye même pas de les empêcher de couler : je pleure mon frère, j'ai le droit de le pleurer. Bien sûr, la chose qui me sert de mère va sans doute penser que ce n'est que faiblesse de ma part mais je n'en ai strictement rien à foutre : ce qu'elle peut penser de moi ne me fait ni chaud, ni froid. Tout comme la mort de Key ne lui a fait ni chaud, ni froid. Quand j'y repense, je sens un goût amer remonter le long de ma gorge et je repousse cette nausée avec difficulté : ce que j'ai c'est une génitrice, pas une mère. Si moi je me sens coupable de la mort de mon petit frère, elle, elle ne sent rien du tout... Rien. Elle n'est rien. Elle n'est plus rien. Elle n'a jamais été rien. Et quand, après avoir terminé de m'habiller aussi bien que possible (j'ai toujours eu du mal avec les nœuds de cravatte), je descends et que je la trouve allongée sur le canapé, ma mâchoire se crispe. J'aimerais m'approcher d'elle, la secouer et la gifler. J'en suis à ce stade-là oui : je suis prêt à la frapper et sincèrement, si je m'éloigne pour aller dans la cuisine, c'est juste pour m'éviter d'aller au bout de cette idée parce que ça finirait mal : pour elle, pour nous.

Une fois à l'intérieur de la cuisine, je prépare du café : je peux au moins faire ça. Je reste debout, à regarder le café se faire d'un air absent. J'ai mal, très mal et en même temps, je me sens terriblement vide. Vide parce que fatigué d'avoir tant pleuré, vide parce que la mort de Key laisse un trou béant en moi. D'un geste de la main j'essuie les nouvelles larmes qui sont en train de couler et finis par me remplir une tasse. J'entends du bruit à l'étage, Niamh et Sören sont sans doute debout. Ils sont venus passer quelques jours chez notre mère pour l'enterrement de Key et si retrouver Niamh me fait du bien, la présence de Sören est plus difficile à accepter. Nous sommes tellement différents... Aujourd'hui plus que jamais car après ce qui est arrivé à Key, je m'attendais à peut-être le voir changer un peu de comportement mais il est juste égal à lui-même et toujours autant fidèle au Capitole. Cependant, alors que je prends place sur une chaise, je réalise que je ne suis pas mieux que lui. Peut-être n'ai-je jamais été dans le sens du Capitole, peut-être n'ai-je jamais caché l'aversion que j'avais pour les Jeux et pour ce gouvernement qui est le nôtre mais cette aversion ne m'a pas empêché de me montrer monstrueusement lâche. Je baisse la tête, courbe le dos et me mets à fixer le café dans ma tasse. Un café que je n'ai même pas le goût d'avaler tant j'ai la nausée. Du bruit me fait relever le visage et je vois Sören entrer dans la cuisine. Je ne lui dis rien et reporte rapidement mon regard vide sur ma tasse. Je suis surpris de sentir la main de Sören me tapoter l'épaule dans un geste véritablement fraternel, tellement surpris que j'en relève mon regard encore embué de larmes vers lui. On se retrouve bientôt assis l'un en face de l'autre, en silence. Qu'est-ce qu'on pourrait bien se dire ? Sincèrement, je n'ai pas besoin de l'entendre me dire quoi que ce soit parce que ce geste qu'il a eu me suffit : c'est plus que je n'aurais pu espérer et si je n'étais pas autant misérable, j'en serais heureux. Sören s'allume une cigarette et je soupire avant de détourner le regard vers l'entrée de la cuisine.

Je suis comme un con à observer l'endroit, m'attendant à voir Key surgir soudain comme il avait souvent l'habitude de le faire. J'ai même l'impression d'entendre le sol craquer sous ses pas et je réalise rapidement que ce n'est que le fruit de mon imagination : plus jamais Key n'apparaîtra comme ça, plus jamais je ne le verrai, plus jamais je n'entendrai sa voix... Le bruit de chaise me sort de ces pensées terrifiantes et douloureuses. Je vois Sören s'approcher de la sortie avant qu'il ne se retourne pour m'observer. L'instant d'après, il est à ma hauteur pour refaire mon nœud de cravate. Il fait ça en silence et je ne cherche pas non plus à lui parler. J'apprécie le geste comme j'ai apprécié qu'il me touche l'épaule tout à l'heure. C'est étrange... J'ai l'impression qu'on partage plus aujourd'hui qu'on ne l'a jamais fait auparavant. Il repart sans mot dire, me laisse là, et je viens toucher mon nœud de cravate.

« Tu as vu ça ?... » je souffle tout bas à l'intention de Key qui, peu importe où il est, doit être autant surpris que moi.

Je reste encore un instant sans bouger avant de me relever avec ma tasse de café pour aller la vider dans l'évier : on pourra croire que je l'ai bu comme ça et je préfère autant parce que je n'ai pas envie d'avoir Niamh sur mon dos pour que je boive ou me nourrisse. Je sais qu'il risque de s'inquiéter... Je retourne près de la table, repose la tasse bien en vue et m'assois au moment où Niamh arrive. En le voyant, j'esquisse un bien maigre sourire voilé d'une véritable tristesse. Les larmes me remontent aux yeux. Tout comme Sören l'a fait avant lui, Niamh vient passer sa main sur mon épaule et cette fois-ci, j'ai un geste de réponse puisque je viens doucement serrer son poignet avant de le lâcher quand il s'éloigne pour aller se servir une tasse de café. Je renifle, essuie mes larmes (j'ai l'impression de ne faire que ça), et observe Niamh quand il vient s'asseoir en face de moi. Il me remercie pour le café. Je secoue doucement la tête.

« C'est pas grand chose, c'est que du café... » je lui réponds tout bas.

Non, ce n'est vraiment pas grand chose. Il boit une gorgée avant de me féliciter pour avoir réussi à mettre ma cravate à la perfection. De nouveau, mes doigts viennent effleurer le tissu de la cravate tandis que de nouvelles larmes me montent aux yeux : peut-être qu'un jour je n'aurai plus aucune larme pour pleurer.

« C'est pas moi, c'est Sören qui me l'a refait parce que j'avais pas réussi à... » Je déglutis. « J'avais pas réussi à la faire correctement alors... Il m'a aidé... C'était sympa de sa part... » j'ajoute tout bas dans un murmure avant de froncer les sourcils en entendant un ronflement venir de la pièce d'à côté. Je m'accoude sur la table et baisse la tête avant de venir crisper mes mains contre mon crâne. Je tremble. Je tremble de partout là.

« Je ne veux pas lui parler, je ne veux pas m'occuper d'elle parce que je vais... Parce que sinon je vais... »

Je ne termine pas ma phrase car ma voix tremble tout autant que mon corps et je risque de dire le mot de trop.

© charney