La soirée a très bien commencé. La décoration est vive mais élégante, la musique douce et bien choisie, la nourriture délicieuse, l'organisation irréprochable. Gladys, drapée dans une longue robe de satin qui ondule à chacun de ses pas, comme un flot précipité vers le sol mais ne l'atteignant jamais, passe au milieu des convives, vérifie que tout va bien, se mêle aux conversations avant de s'excuser d'un sourire, bref joue à la parfaite maîtresse de maison. Entre deux groupes, elle attrape un petit four sur le buffet, le glisse entre ses lèvres impeccablement peintes, réajuste sa coiffure, élaborée de manière complexe et toute piquée de perle, et couve du regard l'ensemble de la pièce.

Elle n'a pas fait de folies cette fois : il n'y aura au final guère plus d'une trentaine d'invités. Pour garder le côté intimiste de ce petit nombre, elle a limité les pièces où se déroulera officiellement la réception : seulement celle-ci, où les tables du buffet sont disposées devant les grands miroirs colorés, au fond, et où les sièges s'éparpillent agréablement autour de petites tables d'appoint, ainsi que le petit salon, où il est permis de fumer. Même le jardin est assez désert et peu aménagé, quoique l'accès y soit libre. Tout le décor fait alterner des points de couleurs arrangés avec goût à des zones d'un blanc laiteux auquel est assortie sa robe. Rien d'incroyable, juste de quoi se sentir à l'aise tout en ne négligeant pas l'ambiance festive.

Cela fait longtemps qu'elle n'a plus donné de pareils petits événements, et elle se rend compte que ça lui manquait. Elle avait eu l'intention d'organiser une grande fête pour le retour de Glamoria après les Jeux, au moins égale à toutes les somptuosités qu'elle aurait eu l'occasion de voir au Capitole, mais une soudaine chute de neige avait enseveli et glacé tous ces projets, et elle n'avait plus eu le cœur à rien. Penser à autre chose qu'à son échec et au prix si cher de cet échec lui avait un temps paru impossible ; puis petit à petit la vie s'était insinuée de nouveau en elle, notamment à travers les visages de ses nouveaux élèves, et avait repris ses droits. Elle avait alors constaté que se donner corps et âme à son travail et à ses passions la gardait tant occupée qu'elle n'avait plus même le temps de désespérer. Et elle en avait bien besoin.

Le petit bruit de la porte d'entrée lui signifie soudain l'arrivée de nouveaux convives. Elle réajuste d'un geste les plis de sa robe, quoiqu'il n'y en ait pas réellement besoin, et se dirige vivement vers l'entrée, sans oublier les sourires et petits mots charmants aux autres invités en passant. Ne négliger personne, telle est la clef d'une réception réussie.

— Monsieur Atkins, fait-elle d'un air courtois en arrivant vers lui, la main tendue.

Toute à son savant dosage entre politesse et fraternité, enthousiasme et déférence – tout un art que d'avoir l'air aimable mais pas froid, chaleureux mais pas familier – elle n'aperçoit la jeune fille qui suit son père qu'à retardement.

— Mais je vois que vous êtes venu accompagné – très bien accompagné, même. C'est un plaisir ! Eléa, tu es ravissante.

Son sourire jusque là tranquille s'est fait éclatant, comme chaque fois qu'elle a l'agréable surprise d'accueillir chez elle ses propres élèves. Ce n'est pas quelque chose qui se fait pour un professeur que d'inviter ses lycéens, mais quand ils accompagnent leurs parents, rien de plus naturel. Gladys s'écarte pour les laisser entrer, le sourire encore tendre en suspension sur les lèvres, et leur présente la pièce d'un geste large.

— Surtout faites comme chez vous, tout est à disposition. L'alcool, bien sûr, n'est pas pour les mineurs... ajoute-t-elle en regardant Eléa d'un air complice, mais il y a bien d'autres boissons qui valent autant, voire davantage le coup !

Il y a en vérité peu d'autres mineurs dans la salle : seulement deux petits jumeaux de sept ans qu'une collègue s'est sentie en droit de ramener. Heureusement, ils se tiennent sages dans un coin. Mais Gladys avait prévu dans la préparation du buffet la potentielle présence de la jeune fille. C'est que ce n'est pas un hasard si elle a invité son père, alors qu'elle n'en est pas foncièrement proche, à une aussi petite réception. Outre qu'il fait toujours bon avoir un Pacificateur de son côté dans une soirée, elle avait secrètement supposé et espéré, bien qu'ils n'en aient pas discuté, qu'il emmènerait sa fille avec lui. La réussite de son petit plan emplit Gladys d'un sentiment de satisfaction ; c'est qu'elle a le goût des choses bien faites.

Quand elle s'éloigne, pour laisser à ses invités la liberté de prendre leurs aises – choses dure à faire quand l'hôte vous colle – elle garde un œil sur Eléa. Elle reviendra vers elle, très bientôt... Mais autant ne pas l'effaroucher en lui sautant tout de suite dessus.

Eléa soupira. Elle était vêtu d'une sublime robe rose pâle incrusté de petite perles, cintrée à la taille et s'arrêtant cinq centimètres au-dessus du genou. C'était une robe de soie créée par un grand créateur du Capitole qui semblait faite pour elle. Et pourtant, Eléa aurait préféré ne pas posséder cette robe car elle se rendait ce soir chez Miss Auberlin, son professeur de littérature. Elle avait pesté, ragé, hurlé contre son père, avait trouvé mille prétextes pour ne pas se rendre à cette soirée. Et pourtant, le Papa-cificateur avait lourdement insisté en parlant d'honneur, d'échelle sociale et voilà que la jeune Atkins se retrouvait coincée dans la voiture de fonction de son père. Quelle plaie ! songea-t-elle amèrement.

Lorsque la voiture se stoppa, Atkins père et fille descendirent avec lenteur de leur voiture et arrivèrent devant une bien belle maison. Une maison de gens bien, de gens qui réussissent. Avec désarroi, Eléa constata par la fenêtre éclairée la présence de tous les noms importants du district. Madame Du Truc. Monsieur le Comte de Bidule. Il y avait peut-être même quelques Capitoliens dans la pièce .... Décidément tout cela avait l'air d'une réception mondaine comme elle les exécrait.

Les deux Atkins poussèrent doucement la belle porte de chêne qui - c'était la coutume - devait rester ouverte afin de donner un certain côté publique mais pas trop puisque quelqu'un contrôlait les identités juste après. Ils donnèrent leurs deux noms au portier qui leur souhaita une bonne soirée et tout de suite après Gladys s'approcha d'eux. comme si elle les avaient senti arriver. De toute les manières, cette prof à un sixième sens !

Instinctivement, Eléa se dissimula derrière son père qui était d'une forte carrure.
— Mais je vois que vous êtes venu accompagné – très bien accompagné, même. C'est un plaisir ! Eléa, tu es ravissante.
Si seulement elle avait pu ne pas la voir. Eléa aurait adoré passer pour un fantôme lors de cette réception. Ce ne serait pas le cas. Elle leva la tête, regarda droit dans les yeux son professeur, se força à sourire et déclara sur un ton faussement enjoué.
—Tout le plaisir est pour moi madame. Vous êtes également charmante ce soir.

Gladys continua à blablater pendant quelques instants mais Eléa ne l'écoutait que d'une oreille distraitait. Elle parlait d'alcool, qui n'était pas pour les mineurs blablabla. Des mineurs ? La jeune Carrière n'en avait pas vu beaucoup, en observant avec précision la faune locale de cette réception, elle pu apercevoir deux petits jumeaux âgés d'environ 6 ans qui ne semblaient pas en mener large dans leurs petits costumes.

Ils étaient si mignons dans ce monde d'adulte. Là où d'autres auraient chahuté, ils se tenaient droits, silencieux et immobiles. La jeune fille en était toute attendrie, même si ces jumeaux devaient en faire voir de toutes les couleurs à leurs parents, ce soir ils semblaient tout sages. De vraies images.

Lorsque miss Auberlin eu enfin fini de parler - ce qui lui semblait avoir duré une éternité, Eléa se dirigea automatiquement vers le buffet. Elle engloutit immédiatement deux ou trois petits fours qui semblaient être aux herbes et qui étaient assez délicats dans la bouche. Puis, elle envisagea sérieusement un court instant de se servir de l'alcool. Mais, se sachant épiée, elle opta avec sagesse pour un cocktail aux agrumes qu'elle sirota l'air absent en regardant cette mascarade dont elle était étrangère. Encore quelques heures à tenir, c'était tellement long, barbant, rébarbatif et ennuyeux !

L'air s'est rafraîchi depuis l'arrivée des Atkins – au figuré du moins, car la température demeure la même, soigneusement contrôlée pour être à la parfaite convenance des invités. Ce n'est pas tant que Gladys étouffait dans ce milieu mondain qu'elle a elle-même orchestré, mais elle se sent toujours plus à l'aise en compagnie de ses élèves. Elle ne saurait l'expliquer ; peut-être est-ce qu'alors le rôle qu'elle joue toujours en société lui paraît plus facile à endosser, car commandé par la nécessité de donner l'exemple, d'être l'adulte, la professeur ? Elle s'est en tous cas toujours senti plus à sa place dans une salle de cours que dans les réceptions huppées qu'elle apprécie pourtant. C'est d'ailleurs bien pour cela qu'elle a tourné le dos au brillant avenir que lui offrait le Capitole pour rester étudier dans son cher District. Oui, décidément, elle a beau raffoler de ces réceptions bien cadrées et socialement représentatives d'un élitisme auquel elle tient, malgré tout, il n'empêche qu'elle respire toujours mieux avec un élève dans la salle – quelqu'un sur qui elle peut et même doit avoir une réelle incidence. Alors elle se sent exister, et cette existence avoir un sens.

Quand elle repart au milieu des autres invités, dont les divers groupes, pour son plaisir, s'acceptent et se mélangent, et qu'elle se mêle à leurs conversations avec des petits rires ravis et autres haussements de sourcils travaillés, elle le fait avec d'autant plus de légèreté qu'elle sait que sa soirée aura d'autres occupations. Les simagrées lui plaisent même si elle s'en moque, au fond c'est une actrice dans l'âme, mais il est des missions qui l'excitent davantage. Celle de chercher à comprendre les petits mystères de ses élèves est en l'occurrence tout en haut de sa liste personnelle.

Aussi, après avoir fait à nouveau le tour de ses hôtes, en prenant son temps car certaine que celle-ci ne pourra pas s'échapper de sitôt, elle retourne tranquillement vers Eléa, occupée au buffet à boire – quoi ? du sans alcool, très bien. Des milliers de questions bouillonnent dans sa tête, il y a tant qu'elle voudrait demander à la jeune fille, tant de questions à poser, tant d'explications à réclamer, tant de conseils à glisser, l'air de rien, entre chaque interrogation... Mais elle y a déjà réfléchi, et sait qu'elle ne tirera rien à trop se précipiter dans le vif du sujet. Pour que des aveux soient sincères, ils doivent venir d'eux-mêmes, et ne pas répondre à quelque curiosité mal formulée. Il lui faudra prendre son mal en patience.

En arrivant près de son élève, Gladys se sert à son tour une boisson, un thé aux herbes dont la bonne odeur se répand en même temps que la légère vapeur qui s'en échappe.

— Tout se passe bien, Eléa ?

Elle lui sourit, tout en soufflant doucement sur le liquide encore brûlant. Elle ne se leurre pas : elle se rend bien compte que sa jeune invitée doit avoir une bonne centaine d'endroits où elle préférerait être qu'ici. Il n'y a pas si longtemps, pourtant, elle aurait apprécié ce genre d'événement, cette petite imitation assumée du Capitole, mais – elle veut le croire – avec plus d'élégance car en accord avec les goûts du District. Pourquoi, alors, ce changement ? C'est ce qu'elle veut comprendre.

— La réception est à ton goût... ?

C'est presque de la taquinerie, même si rien dans le ton ni l'attitude ne le laisse deviner. Elle pousse un peu, pour voir si les sourires et l'hypocrisie bien lustrée de la demoiselle tiendront le coup. Elle-même n'a rien contre : l'hypocrisie, si mal vue par certains, est un art essentiel à la vie en société, c'est la marque d'une civilisation développée, où les hommes ont appris à ne pas se laisser bassement aller à leurs pulsions de haine et de mépris, où chacun sait tenir sa façade, pour le bien de tous. C'est sans s'en détacher, du moins, qu'elle compte parvenir à ses fins.

— Faisons un petit jeu, tu veux ? Liste-moi trois choses qui te semblent bien faites et réussies dans cette soirée, et trois choses que tu n'aimes pas du tout et que tu aurais changées.

Mais non, ce n'est pas pour la torturer qu'elle fait ça. Au contraire, elle lui laisse le choix de l'honnêteté... Et puis ce n'est pas comme si elle avait autre chose à faire, si ?

Tiens, tiens Gladys revenait déjà la charge. Cela n'étonnait au fond guère Eléa puisqu'elle savait bien que son changement de comportement plutôt radical n'était pas vraiment passé inaperçu dans le corps professoral du District Un. Elle adopta un air faussement admiratif et la laissa se servir de ce thé fortement odorant et lui rendit son sourire tout aussi hypocrite que l'était, elle le savait, sa professeur de littérature.

— Tout se passe bien, Eléa ?
— Tout se passerait à merveille si seulement je n'étais pas la seule mineure, s'ils n'y avaient pas de gens aussi présomptueux, si je n'étais pas dans cette pièce en fait .... railla t-elle.

Elle ne savait toujours pas pourquoi son père avait insisté pour qu'elle vienne, mais Gladys devait y être pour quelque chose .... Avait-elle usé de ses charmes pour lui dire qu'il pouvait venir accompagné de sa fille ? Avait-elle dit strictement l'inverse aux autres invites ? La jeune fille n'en savait rien. Elle scruta le visage de sa professeur pour espérer le voir se décomposer comme elle l'aimait. Le professeur ne semblait pas être déstabilisé. Elle enchaina sur une autre question, Eléa ne prit même pas la peine d'y répondre puisqu'elle avait donné ses impressions précédemment.
Le Capitole désormais très peu pour elle. La jeune fille aurait tout donné pour être dans la forêt en compagnie d'autres jeunes pas très fréquentables du district.

Même si la jeune fille n'avait absolument pas répondu à sa précédente question, le professeur de littérature enchaina quasiment immédiatement sur une autre sollicitation.
— Faisons un petit jeu, tu veux ? Liste-moi trois choses qui te semblent bien faites et réussies dans cette soirée, et trois choses que tu n'aimes pas du tout et que tu aurais changées.

Faire un jeu ... Décidément Gladys Auberlin était tombé bien bas. Elle ne se rendait donc pas compte que la jeune fille n'en avait strictement rien à faire de cette imitation délavée du Capitole. Elle chercha sans succès son père des yeux, il aurait peut-être pu le sauver de cette situation délicate. Comme elle ne le vit pas, elle fixa droit dans les yeux miss Auberlin et lança :

— Et bien ... Les trois choses qui me semblent réussies sont le buffet, la décoration et moi-même bien sûr déclara en riant d'un air faussement enjoué. Quand aux trois choses à changer ce sont ces gens qui se disent "importants" alors qu'ils ne vivent que dans le Un, le jour et la date de cette réception, cette absence sidérante de personnes de mon âge ...

La jeune fille songea un bref instant qu'elle en avait trop dit. La professeur de littérature n'allait pas tarder à la questionner sur ses activités du samedi soir qu'elle gardait secrète. Mais bon, elle voulait de l'honnêteté la voilà servie ! Bien entendu, pour les questions qui allaient suivre il faudrait mentir mais ça, ce n'était pas un problème.

— Puis-je vous poser une question miss ? Avez-vous demandé à mon père de m’amener ici ? Pourquoi l'avoir invité alors que je sais pertinemment qu'il n'est pas votre Pacificateur préféré ?

Eh bien, songe Gladys, le jeu n'aura pas duré longtemps... Elle ne s'en désole pas ; peut-être au contraire cela lui rendra-t-il la tâche plus facile. Elle ne s'offusque pas non plus de ce qu'Eléa choisisse d'oublier toute convenance, de renier ce qu'elle était au point de lui parler sur ce ton, elle qui était autrefois parmi les meilleurs éléments de sa classe. Si elles avaient été en cours, Gladys l'aurait remise à sa place immédiatement, sans quoi son autorité sur les autres en aurait sérieusement pâti. Mais ici elles ne sont pas dans la salle de classe ; elle n'est pas une professeur à qui l'on a manqué de respect, mais seulement une hôte légèrement bafouée, une adulte ayant subi quelque insolence adolescente. Pas de quoi en faire un drame, et elle ne veut surtout pas entrer dans une situation de conflit, qui risquerait de bloquer toute possibilité d'échange. Et puis... elle la comprend, au fond. Être forcée de se trouver quelque part où l'on ne veut pas être, entourée seulement de gens plus âgés avec qui l'on a rien en commun, ça ne doit pas être bon pour l'humeur, surtout à cet âge difficile que traverse la jeune fille. C'est donc de bon cœur qu'elle lui pardonne.

Son sourire ne diminue pas, mais prend une teinte désolée. Elle écoute sa réponse, rien de bien folichon, rien à quoi elle ne s'était pas attendu : toujours ce soudain mépris du Capitole, changement d'avis inexpliqué, cette plainte d'une soirée pas faite pour son âge... Oh, et la date aussi ? Elle avait donc bien prévu d'être ailleurs. Intriguée, et voulant jouer le jeu de l'hôte concernée par les revendications de ses convives, Gladys s'apprête à lui demander ce dont sa fête la tient malheureusement éloignée – des amis, probablement, c'est une adolescente après tout. À moins que...

Un doute la traverse soudain, comme un liquide glacé : et si ces amis qu'elle devait rejoindre étaient davantage... des compagnons de rébellion ? Avec tous les troubles que connaît Panem en ce moment, et connaissant l'état instable de son élève ces derniers temps, elle commence à craindre que celle-ci n'ait dans un élan de folie fait quelque bêtise telle que se joindre aux rebelles. Cette idée horrifiante flotte quelques instants dans son esprit, avant qu'elle ne se reprenne. Non, impossible, les rebelles ne recruteraient pas des gens si jeunes, ni aussi vite, et surtout pas la fille d'un Pacificateur. Sa famille, après tout, serait parmi les premières victimes si la rébellion atteignait le district Un ; aussi troublée qu'elle soit, elle veut croire qu'Eléa ne se risquerait pas dans des eaux aussi dangereuses.

Toute occupée par ses pensées, elle n'a pas eu le temps de poser la question qui lui brûlait les lèvres : déjà sa jeune invitée a changé le sujet, et c'est elle qu'elle interroge.

Cette fois, le sourire qu'esquisse Gladys provient d'un amusement sincère. Elle a donc des doutes, son petit plan a été percé à jour ! Cela ne change rien cependant, elle a fait bien attention à ce que tout soit fait assez subtilement pour qu'on n'ait rien à lui reprocher. C'est donc calmement, en ne cillant pas tandis qu'elle la regarde dans les yeux, qu'elle répond à la curieuse ce qui est après tout la vérité, même sous une forme incomplète :

— Je n'ai invité que ton père, je t'assure, la décision de t'amener a été la sienne uniquement. Non que je m'en plaigne ! ajoute-t-elle presque avec tendresse. Et c'est justement parce que nos liens ne sont pas très forts qu'il m'a semblé important de les raffermir. Il me tient à cœur de connaître les habitants de mon district, d'autant plus les parents de mes élèves. Elle boit une gorgée de son thé, qui a assez tiédi pour le lui permettre. Rien de machiavélique, tu vois bien.

Eléa est décidément bien sur ses gardes ce soir, peut-être même plus qu'en classe où elle sait que la présence des autres élèves empêche sa professeur de trop fouiller. Ses justifications n'ont pas dû la rassurer entièrement, et il sera délicat d'arriver au point où les adolescents, sans être tout à fait prêts à se confier, finissent par s'ouvrir et accorder des bribes de ce qui les travaille à qui sait les écouter. Gladys se sait bonne enseignante, et ce principalement parce qu'elle se soucie sincèrement de ses élèves ; ce n'est après tout pas par curiosité malsaine et égoïste qu'elle a comploté pour se retrouver ainsi en position d'en découvrir plus sur Eléa, mais dans l'optique de l'aider. Le problème étant qu'à cet âge-là – quoique pas seulement à cet âge-là – on ne veut pas de l'aide d'autrui, encore moins de sa prof. La ruse, dès lors, se trouve à ses yeux toute justifiée.

— Tu sais, je comprends ce que tu reproches à cette réception, à ces gens dont je suppose que je fais partie. L'influence du Capitole est là, c'est vrai, mais nous sommes dans le Un, seulement là. Sache cependant que nous ne prétendons pas nous en détacher, nous élever au-dessus. Il n'y a aucun endroit où je préférerais être que dans mon district.

Elle se tait, se doutant que la jeune fille n'a que faire de ses justifications qui doivent l'ennuyer. Elle aimerait tant lui faire comprendre pourtant que c'est cet amour du district et de ses habitants qui motive toutes ses actions, que c'est pour lui donner un souffle, un battement de cœur qu'elle organise ces réceptions où se croisent toutes sortes d'individus. Elle invite certes peu les milieux les plus pauvres, mais c'est uniquement car elle n'y connaît pas grand monde. Quant à la prétendue importance qu'on s'y donne... ce n'est rien qu'un jeu d'attitudes ! Elle ne sait comment expliquer ça, c'est dans la nature des adolescents après tout de juger en fonction des apparences. Sans doute devrait-elle savoir, c'est presque son métier tout de même, mais elle n'a pas la science infuse.

Mais elle se laisse trop aller à ses pensées ; il ne manquerait plus qu'elle ait l'air complètement ailleurs ! Alors elle se ressaisit, boit à nouveau de son thé et, d'une voix qui se veut légère mais où pèse une certaine nostalgie, reprend :

— Je suis en tous cas désolée que tu prennes aussi peu de plaisir à être ici. N'y a-t-il rien que je puisse faire pour te rendre la soirée plus agréable ? Et ne me dis pas 'te laisser partir', précise-t-elle avec un sourire, cette décision ne me revient pas.