Peut-être aurait-il été judicieux qu'elle se fasse empaler par une flèche, là, tout de suite, maintenant. Une simple erreur d'archer, un affreux accident, une tribut regrettée et sacrifiée avant l'heure. Mais au moins, je n'aurais pas eu à m'interroger comme je le faisais. J'avais toujours estimé qu'il ne pouvait y avoir de geste de courtoisie alliant les tributs. Que ç'aurait été futile et totalement déplacé, dans le contexte que nous partagions. J'avais réellement pensé que tous ces adolescents des années passées, comme Catalina et Finley, n'étaient que des benêts, ou bien des intéressés – mais à vrai dire, étant donné l'imminence de leur exécution, on ne pouvait les blâmer de désirer prolonger leur vie de quelques jours. Quoiqu'il en soit, j'avais toujours dardé un œil dégoûté sur ce genre d'alliances. Comment pouvait-on s'attacher à quelqu'un si désespérément ? Pourquoi ces personnes se torturaient-elles ainsi ? Pourquoi, à l'aube de leurs sentiments, n'avaient-elles pas fui pour se protéger ? Je m'étais toujours interdit ce genre d'aventure. Je me pensais réellement au dessus de cela. Et pourtant, voilà que je venais de confier à une ennemie que j'espérais sa victoire. Je crois que je ne me reconnaissais pas. Alors, oui, j'aurais préféré qu'elle se fasse empaler par une flèche. Sincèrement.

Malheureusement, les archers semblaient assez doués, puisqu'aucun tir malencontreux n'avait pour l'instant transpercé Sagitta. Ça me décevait un peu. Je me retrouvais donc à plaisanter avec elle, en véritable idiot que j'étais. Et cette conne allait en mon sens en partageant son humour. Elle me donnait ce que je voulais ; elle entraînait la déchéance de ma conscience - je la détestais « Et bah, c'est dommage. Dire que j'allais t'entraîner dans leur ligne de mire, me voilà maintenant déjouée. » Ainsi nous avions eu la même idée. Après tout, nous n'étions peut-être pas si différents. Je me dotai d'une moue contrite et haussai nonchalamment les épaules. « Ne sois pas trop déçue, on aura toujours l'occasion de se charcuter dans l'arène. » Si seulement j'avais pu sincèrement penser ce que je venais de lui dire avec tant de naturel. Maintenant qu'elle m'avait montré une facette de sa personnalité que j'appréciais, je commençais à douter de mes capacités à la tuer sans remords. Et cela me terrifiait. Étais-je donc si faible ? Il fallait que je me ressaisisse. Oui, si je devais tuer Sagitta, je le ferais. De sang-froid. Je me mis à élaborer des plans d'attaque au couteau, en nous imaginant dans un environnement hostile. Mais aucun de mes fantasmes n'était vraiment convaincant. Peut-être devrais-je songer à l'achever à la lance. Une lance longue et fine, qui pourrait perforer son corps si gracile sans grande difficulté, en lui sectionnant plusieurs artères. Ce n'était pas une si mauvaise idée. Cette technique serait même assez efficace, de mon avis.

Le regard attentif de mon interlocutrice me tira de mes songes. Il fallait que j'arrête de m'emporter dans ce genre de délire morbide. Tant pis, si je n'avais pas le courage de la tuer, j'attendrais qu'un autre tribut le fasse. Je lui lançai : « Bref, quoiqu'il en soit, c'est tout de même... rassurant de voir qu'il y a encore des personnes censées et clairvoyantes même parmi les tributs. » Non. Ce n'était pas rassurant, pas pour moi. Je lui mentais. Et je n'aimais pas mentir. Il fallait que je la congédie au plus vite. C'était peut-être la dixième fois que je me disais cela, mais cette fois-ci, j'avais la ferme intention de m'y tenir. Je la gratifiai d'un petit sourire un rien hypocrite, préparant une réplique cinglante qui ne tarda pas à fuser : « Sur ce je t'abandonne, car je n'aimerais pas qu'on me voie avec une carrière. Au revoir ! » Plutôt fier de moi, je m'apprêtai à me détourner.

i'd be cold as a stone and rich as the fools
that turned all those good hearts away

Je me surprends à analyser plus en profondeur le jeune homme. Le teint hâlé des gens qui passent leur vie sous le soleil, ployés sous le labeur. Le corps puissant de ceux qui ne renoncent pas, sachant cultiver la terre même sous les pires conditions. Ses cheveux blonds cendrés, légèrement ondulés, semblent en harmonie avec sa peau dorée. Et ses yeux, d'un bleu profond et pénétrant imposent le respect tout comme la confiance. Il est très grand, atteignant presque les deux mètres. Je me sens toute petite, avec mon mètre cinquante quatre tout juste. Il est beau, sans aucun doute. Donc dangereux. Très, très dangereux. Je connais mes faiblesses. Et cet Ezea pourrait bien en être une éventuellement. Je note silencieusement que je devrai tenter de l'éliminer en premier, et si je n'y arrive pas, prier pour que quelqu'un le fasse. En même temps, je n'arrive pas à m'empêcher de le trouver si tendre et innocent. J'aurais l'impression de tuer un enfant. Après tout, c'est ce que nous sommes tous. Des enfants.

Je me cogne la tête, rageuse, contre le mur de métal froid, tâchant maladroitement de camoufler mon geste puéril et enfantin. Je suis trop bête. Trop idiote. J'ai trahi Aloysius. La seule chose qui me reste à faire est de me jeter en bas du douzième étage, espérant ne pas avoir une mort trop lente et douloureuse. Je pourrais peut-être cacher la vérité à mon cousin. Oui, oui, bonne idée. Tout oublier ce malencontreux accident et prier pour que quelqu'un d'autre tombe sur District Onze et l'achève au plus vite. Un autre regard accidentel vers son air angélique me donne envie de me pendre sur place. Il hausse nonchalamment les épaules, faisant la moue:

Ne sois pas trop déçue, on aura toujours l'occasion de se charcuter dans l'arène.

- Je n'attends que ça, raillé-je, tentant désespérément de camoufler ma nouvelle faiblesse complètement absurde par mon habituel humour douteux.

Au pire, j'essaierai de ne pas regarder. Je l'ai fais plusieurs fois, au moment d'abattre une créature que je trouvais adorable. Mais bon, la viande c'est de la viande, et la viande c'est de la survie. Je suis confrontée au même dilemme. Je n'aurai qu'à relâcher la corde de mon arc, ou encore le transpercer d'un coup de lame bien placé, sans regarder, sourde à ses gémissements plaintifs, et je pourrais arriver à quelque chose. Oui, je pourrais essayer.

- Bref, quoiqu'il en soit, c'est tout de même... rassurant de voir qu'il y a encore des personnes censées et clairvoyantes même parmi les tributs.

Je lui adresse un pâle sourire, un peu amer. Quant à lui, il me gratifie de son éternel sourire d'hypocrite enfant de neuf ans souhaitant obtenir un second dessert, ce qui a le don de m'exaspérer -ce qui me rassure. Mais plus de la même façon -ce qui me terrifie. Je trouve presque cela... mignon. Eurk. Ça me donne la nausée rien qu'à penser ce mot. Ça se donne à la limite à Patate, mon chat. Pas à Ezea!

- Sur ce je t'abandonne, car je n'aimerais pas qu'on me voie avec une carrière. Au revoir !

Je roule les yeux, et ne peux m'empêcher de laisser sortir un léger rire. Je lui donne un énième coup de poing sur l'épaule, mais cette fois-ci doucement, à la rigolade. Même si mon visage est rieur, non, je n'aime pas ça. Cette complicité s'en vient aussi accueillante qu'un champ de mines. Que l'Arène, même.

- Oh dommage, on commençait à peine à s'amuser. En même temps, moi non plus, je n'aimerais pas qu'on me voit avec un naze dans ton genre.