Mes pieds me portent, comme ils l'ont toujours fait. Mes yeux fixent un point au loin. Mon corps reste droit, fier, tendu. Mon visage est inexpressif. Pour la bonne et simple raison que je sais que je suis déjà mort. Je n'ai plus d'illusions, de choses à penser pour me faire réagir. Je me sens loin, terriblement loin de tout ça. Loin de Sagitta, loin du district Quatre, loin de Panem. Je pourrais pour peu sentir chaque cellule de mon corps mourir. Je me contente de suivre les Pacificateurs, sans un regard pour ma cousine. Parce que je sais que si nos regards se croisent, elle comprendra que j'ai déjà fait mon choix. Et que je ne me battrais pas. Que je ne résisterais pas. Que si je peux la sauver, je le ferais. Je ne prononce aucun mot, je ne fais aucun bruit pendant toute la durée du chemin, insensible aux regards que les gens portent sur ma co-tribut et moi. Pauvre Maman. Pauvre Terry. Ils devaient me regarder, d'en haut. Maman devait pleurer, se disant que si elle avait su mon destin, elle ne se serait pas laisser mourir de chagrin. Terry devait serrer les dents, se disant que si il n'avait pas autant tenu à me faire plaisir, il aurait été là. Il aurait été me voir à l'hôtel de ville. Mais ils sont morts. Et je vais bientôt les rejoindre. J'intercepte le regard d'une petite fille. Ses grands yeux bleus me fixent, ses grands yeux de la même couleur que les miens. Peut-être une cousine éloignée. Peut-être la fille de l'une de mes tantes. Peut-être personne. Peut-être juste une fillette qui ne se rend pas encore compte que le jeune homme qu'elle regarde est en train de vivre ses derniers jours. Elle pose sa main sur sa poitrine, à l'emplacement de son coeur, puis me désigne de l'index. Je reconnais la petite fille muette à qui j'ai appris à tresser quelques années auparavant, et cette pensée arrive à me tirer hors de ma léthargie. Je me sens désolé. Mais pas triste. Tout ira bien. Je le sais. Je peux le sentir.

Je ne regarde pas un seul moment la décoration de l'hôtel de ville. De toute façon, je le connais pas coeur. Petit, j'accompagnais mon père là-bas, pour son travail. Je ne sais pas ce qu'il faisait, mais je me rappelle très bien que toutes ses statues, je les ai escaladé quand j'étais tout gamin. J'ai un petit pincement au coeur à cette idée, mais je me force à rester de marbre. On me fait entrer dans ma pièce. Là-encore, je ne détaille pas la décoration, me contentant de m'asseoir sur le canapé moelleux, attendant que quelqu'un vienne. C'est ma grande soeur, accompagné de mon ainé, qui arrive la première. Elle m'enlace, passe une main dans les cheveux, pleure. Mon frère regarde la scène d'un air tout aussi absent que moi. Ils ont perdu papa, Eryk, Terry, maman, et ils vont me perdre moi. Ma soeur se détache de moi et me serre la main. Ses yeux bleus, les mêmes que les miens, me scrutent, cherchant dans mon regard l'étincelle de combativité qu'elle a toujours vu dans les prunelles des tributs du district quatre. Mais je sais pertinemment qu'elle n'y retrouve que du vide. Elle le sent. Je le sais. Elle comprend que je ne me battrais pas. Que je suis déjà mort. Que je ne ferais rien pour revenir. Que je ne pourrais pas revenir. Elle pleure de plus belle. J'étouffe. Je veux qu'elle arrête toutes ses effusions de sentiments. Je veux de la froideur. De l'indifférence. Pour ne pas me sentir coupable jusqu'à mon dernier souffle de la rendre aussi triste. Je presse sa main doucement, l'incitant à se calmer. Je lui souris, ce qui me coûte un effort considérable. Elle essaie de me sourire en retour, mais n'arrive qu'à me montrer un rictus désespéré. « Ca va aller. Ca va aller. » je chuchote, sur un ton plat, neutre, éloigné. « Reste forte, d'accord? Je serais là. Je serais toujours là. » J'entends un reniflement, mais il ne s'agit pas de ma soeur. C'est mon frère, qui pleure silencieusement, les bras croisés sur son torse. Je me lève, et le rejoins, avant de l'enlacer doucement. Il sent la mer. Il sent le sable et le poisson. Il est pêcheur, c'est bien normal. Je respire à plein poumons cette odeur d'iode. Plus jamais je ne verrais la mer. Plus jamais... Ma soeur nous rejoint et nous prend dans ses bras. « Toujours là. » je murmure, comme à moi-même. Je serais là avec eux, d'en haut, à les protéger.

Nous restons enlacés pendant de longs instants. Des souvenirs de tous nos moments passés ensemble me surviennent et me giflent à la manière d'une grande claque. Les larmes me montent aux yeux plusieurs fois, mais je me contiens du mieux possible. Enfin, les Pacificateurs viennent les faire sortir. Ma soeur se débat, hurle, alors que mon frère baisse la tête, résigné. « Tu dois revenir à la maison, Al. Promets nous que tu revien- » et la porte se ferme sèchement, l'interrompant. Je ferme les yeux. L'odeur de la mer de mon frère s'estompe progressivement, pour ne devenir qu'un souvenir. J'ai l'estomac noué. Je retombe lourdement sur le canapé, repliant mes jambes contre moi-même, retrouvant la position dans laquelle je dors. Je pose ma tête contre mes genoux. Ca va aller, Aloysius, respire... Inspire, expire. Mes mains tremblent, alors je les colle à mon ventre. Je me retiens de vomir. Mon nez me pique, et ma gorge aussi. Mon indifférence face à ce qui va se produire vient de s'effacer. Je vais mourir. Est-ce que ça va me faire mal? Est-ce que ça sera long? Serais-je le dernier tribut? Ou bien vais-je mourir à la Corne d'Abondance? Va-t-on.. m'oublier? Je serre les dents. Je ne veux pas qu'on m'oublie. Je veux rester vivant. Je veux vivre. Je veux être avec May, Sagitta, Eryk, mon frère, ma soeur. Mais je veux être avec maman et Terry. Je le veux plus que tout. Je tente de me relaxer. En vain. Mes muscles raides et tendus me font mal, terriblement mal. Ma tête tourne, mes yeux me piquent. Je respire un grand coup, m'enfonçant dans mon siège.