Une poignée de main serré et Kalyan était enfin libre de ses obligations. Cet entretien avait été long. Chaque explication était à prendre en compte, mais le jeune homme partait avec un atout : Il connaissait très bien les lieux. Cependant, cette journée au district un n'était pas une tare. Sa joie de remettre les pieds sur ses terres se lisait sur son visage. Les yeux presque scintillants lorsqu'il descendit du train n'avait pas échappé au maire venu sur le quai pour l'accueillir, et qui lui gratifia d'un bienvenue faisant référence à un retour aux sources. L'enfant du Un avait bien grandi. De son mètre quatre-vingt, il s'enthousiasmait en observant chaque détail de ce qu'il avait côtoyé autrefois. C'est pour cela qu'il avait eu tant envie que la réunion se finisse pour enfin pouvoir s'évader dans le paysage qui lui avait tant manqué. Mais il avait un autre objectif pour cette journée. La revoir.

« Je vais continuer seul, à présent. Vous pouvez vaquer à vos occupations. » « Mais, il en va de votre sécurité. ». Kalyan observa l'un des deux pacificateurs qui lui servait de garde-rapproché, depuis le début de la journée. Un sourire aux lèvres, il lui expliqua gentiment, un soupçon de prétention, maladroite, perceptible : « Je sais me défendre. Je viens d'ici, je vous le rappelle. Tout se passera très bien. » Un silence se fit entre les deux hommes. Puis d'un signe de tête, on lui accorda son souhait. Les deux hommes se retournèrent et marchèrent d'un pas plus décontracté dans les rues de la petite ville. Le jeune Ellison les observa s'éloigner un instant. Puis, il prit le chemin vers une boutique. D'abord, il s'agissait de celle de ses parents. A travers la vitre, il pouvait voir une femme, au visage familier, se tenir derrière la caisse, rafistolant une sorte de pendentif. Elle n'accorda pas d'importance à l'intrus à la curiosité malpolie, mais si compréhensible. L'intérieur, semblait avoir perdu de sa superbe. Tous ne portaient pas le nom de sa mère. L'endroit semblait bien moins fréquenté qu'autrefois. Non loin de là se trouvait une autre boutique : Celle des Evans. Kalyan n'osa pas s'en approchait, ayant trop peur de ce qu'il pouvait y trouver. Il avait une autre mission de toute façon. De loin, il aperçut la librairie. Comme s'il faisait une bêtise, il resta immobile, observant l'environnement autour de lui. Ce qu'il faisait été si répréhensible ? Ou était-il effrayé de ne pas pouvoir retrouver celle qui avait accompagnée son enfance ? Débutant son parcours, il se posa mille et une questions. La première était de savoir comment il serait accueilli. A quoi devait-il s'attendre ? Ils s'étaient séparés à cause d'avis divergeant. Kalyan pensait toujours la même chose. Comment pouvait-il espérer que cela s'arrange ? Espérait-il qu'elle lui saute dans les bras, en ayant tout oublié ? Certainement pas. Mais il se devait d'être le plus naturel possible.

Passant la porte, il observa le comptoir rapidement et se tourna furtivement dans les rayons, parcourant des livres, du bout du doigt, avec un intérêt feinté. Il était bien plus préoccupé par la jeune femme qui tenait ces lieux. Lui tournant le dos, il ne s'attendait pas à ce qu'il l'a reconnaisse. Il prenait simplement son courage à deux mains pour enfin oser se confronter à l'inévitable. Prenant un livre au hasard, il s'avança vers la caisse en baissant la tête vers le bouquin dont il ignorait tout de son contenu. Il le posa naturellement, releva enfin son minois et lança un simple : « Bonjour. » Un sourire timide arqua ses lèvres. Un sourire qu'il n'avait plus affiché depuis des années. Depuis qu'il l'avait perdu, en réalité. Des tonnes de mots grouillaient dans son esprit, provoquant un silence qui le mettait de plus en plus mal à l'aise. « ça faisait longtemps. » rajouta-t-il simplement sans trouver autre chose à dire. Pétrifié par l'incertitude de sa réaction. Voila le seul élément qui lui manquait. Sa réaction. La laissant lui répondre, il pourrait enfin se reprendre et agir selon les circonstances. Mais cette première approche avait le don de le rendre muet. Un trait de son caractère qu'il n'avait pas autrefois avec la jeune brune. Maintenant, qu'elle le fiche à la porte ou lui saute dans les bras, il saura insister ou apprécier le moment comme il savait le faire. Il était si heureux de la revoir et en même temps si inquiet.

La jeune femme laissa son sac à main sous le comptoir, puis déposa son écharpe et son long manteau, dévoilant un sous-pull peu épais de couleur vert foncé. Il faisait bon dans son magasin. Le chauffage tournait constamment en cette période, autant pour le confort des clients que pour le sien. Après tout, Dahlia passait davantage de temps ici que dans sa propre maison. Observant la grande horloge sur le mur d’en face, la brunette remarqua qu’il était presque quatorze heures : sans perdre une minute, elle se dirigea vers la porte vitrée qui faisait office d’entrée, et la déverrouilla. Ce matin, il n’y avait pas eu beaucoup de passage. La météo, peu clémente, ne donnait pas vraiment envie de sortir et la plupart des rues commerciales s’en trouvaient désertées. Heureusement pour ses petites affaires, les nuages se dissipaient peu à peu, devenant de simples mauvais souvenirs d’une matinée pluvieuse, ce qui annonçait plus d’action pour la demi-journée restante. Mais en attendant que la clochette ne sonne – vestige d’une autre époque qu’elle adorait – Dahlia entreprit de défaire le dernier des cartons qu’on lui avait livré ce matin. Sa première tâche serait de scanner les codes-barres des livres afin de les rentrer dans son inventaire informatique. Ensuite, elle irait les placer dans les divers rayonnages, respectant à la lettre son système de classement par genre, puis par auteur.

Alors qu’elle s’affairait à cette tâche, demandant peu de concentration, ses pensées vagabondèrent vers le déjeuner de ce midi. Une fois par semaine, Dahlia se rendait chez ses parents – dans la maison où elle avait grandi – pour prendre un repas en leur compagnie. C’était l’occasion d’échanger les nouvelles, de discuter de ce qui se passait à Panem. La brunette détestait ces instants « privilégiés », où elle devait se composer un sourire heureux, même si elle ressentait une irrépressible envie de hurler pour évacuer sa frustration. Elle n’avait toujours pas pardonné à ses parents de les avoir élevés, Zane et elle, comme des tributs de carrière. Dahlia avait eu assez de chance pour sortir de l’arène, mais pas son frère. Jamais elle ne pourrait oublier que c’était à cause d’eux et de personne d’autre, que le jeune garçon s’était porté volontaire. Car il voulait que ses géniteurs soient fiers de lui. Pourtant et malgré cette haine latente, Dahlia avait fini par reprendre contact avec les Evans. Elle avait évoqué un certain nombre d’excuses pour justifier son comportement, leur faisant croire qu’ils lui manquaient. Mais en réalité, elle espionnait pour le compte du district treize. Ses parents, de riches bijoutiers, avaient des liens privilégiés avec les hautes sphères du Capitole. Et Dahlia utilisait la confiance qu’ils lui accordaient pour la retourner contre eux, et ainsi glaner des informations.

Mais peu à peu, elle finissait par en souffrir. Cette situation la mettait mal à l’aise au final, parce que mine de rien, ses parents lui montraient plus d’amour et d’attention que jamais. Quand ils lui souhaitaient une bonne journée, ou quand ils lui demandaient si tout allait bien, elle pouvait sentir la sincérité. Du moins chez sa mère, moins dure et stricte qu’auparavant. Ces réactions inhabituelles faisaient naitre en elle un doute qu’elle n’aurait jamais imaginé quelques mois, quelques années auparavant. Restait-il quelque chose d’autre que la trahison entre eux ? Se pouvait-il que Dahlia soit en train de flancher, en réalisant qu’ils n’étaient pas aussi « méchants » ? Elle n’en savait rien, mais une chose était sûre : jamais rien ne l’avait autant perturbée. Il fallait qu’elle se change les idées, et vite, ou elle deviendrait folle avant la fin de la journée. C’est pourquoi, elle laissa son scan des articles de côté et décida plutôt de se concentrer sur son nouveau roman – qu’elle avait commencé hier soir et qui la tenait d’ores et déjà en haleine. Une heure plus tard, confortablement installée et plongée dans son bouquin, elle entendit la sonnerie du téléphone, et décrocha aussitôt. Une cliente demandait une édition spéciale d’un vieux livre, et Dahlia dut se rendre dans l’arrière-boutique pour vérifier si elle l’avait. Se trouvant que non, elle revint au comptoir afin de remplir le bon de commande, inconsciente que durant sa courte absence, une personne était entrée et déambulait parmi les étagères. Puis, la cliente satisfaite, elle raccrocha.

Une voix la salua alors qu’elle apposait le tampon de son magasin sur l’enveloppe du bon, les yeux baissés. Une voix familière, qu’elle connaissait par cœur et qu’elle n’avait pourtant pas entendue depuis très longtemps. Une voix qui la pétrifia aussitôt. Lentement, comme si elle avait peur de croiser le regard de son propriétaire, Dahlia releva la tête et se retrouva nez à nez avec Kalyan. Ainsi, la brunette ne s’était pas trompée – comment aurait-elle pu ? « Ca faisait longtemps, » rajouta-t-il tout simplement. Que venait-il faire ici ? Oh, oui bien sûr, il venait de déposer un livre sur la caisse. Fronçant les sourcils en remarquant le titre de l’ouvrage, Dahlia planta à nouveau son regard dans celui de Kalyan et, d’une voix tout à fait neutre, prononça enfin quelques mots. « A moins que tu n’aies tant changé, je ne te vois absolument pas lire ce genre de choses. » Court silence. « Mais je peux me tromper. Après tout, avant, je n’imaginais pas non plus que tu puisses regarder des gosses s’entretuer sans ciller. » Oui, elle se montrait dure. Elle en avait besoin, elle ne devait pas baisser les armes, laisser les murs autour de son cœur s’effondrer. Même s’il s’agissait de Kalyan. Il l’avait plus ou moins trahie en se rangeant du côté du Capitole, en voyant l’arène comme un jeu alors qu’elle avait vécu l’enfer. Peu importait qu’il soit venu exprès pour la voir – car il ne pouvait en être autrement – pour l’instant, elle n’était pas prête à lui pardonner. Ainsi, elle croisa les bras contre sa poitrine en un signe de défi autant que de protection, et attendit de voir comment il allait s’en sortir après cette remarque acerbe.