Le jour se lève, doucement, les couleurs changent, la lumière aussi. Je trace des traits sur la vitre pleine de buée de la cuisine, assise sur le buffet. J'ai emprunté à Snake un vieux pull en mailles. Il est si grand que j'arrive à passer mes genoux à l'intérieur, si bien que j'ai presque l'impression d'être au chaud. J'ai fait bouillir de l'eau, pour mon café, et tourne paresseusement la cuiller dans la tasse. Le métal grince légèrement contre, ce que je suppose être de la porcelaine. L'odeur du breuvage flotte dans l'air, j'aime ça. Ca sent comme chez moi, lorsque je pars très tôt, avant que Jeremiah et ma mère soient levés. Il y a ce silence, cette atmosphère un peu froide, comme si rien ne pouvait changer. Mais je ne suis pas seule. Snake est là, il dort encore, à quelques mètres d'ici. Je peux entendre sa respiration, son souffle irrégulier qui résonne dans sa chambre trop grande, trop vide.
Dehors rien ne bouge. Les oiseaux se taisent, restent immobiles sur leurs branches. Il plane dans le quartier des vainqueurs un calme impressionnant. C'est fou. Tout semble flou, tout comme la brume. J'aime cet instant. J'avale une gorgée de mon café et serre mes doigts autour de la tasse, en quête d'un peu de chaleur. Je ferme les yeux, et appuie ma tête contre la vitre. Je sens les petites gouttes de condensation coller à mon front. Le verre est froid, des mèches de mes cheveux glissent sur mon visage, elles sont humides, inégales.
Après plusieurs minutes, j'étends mes jambes, mes genoux craquent, je m'étire. Je saute du buffet, et ressens une vive douleur lorsque mes pieds heurtent le sol. J'aurais dû étirer mes chevilles, ou descendre avec plus de douceur. J'oublie toujours. Je me traînes jusqu'à la table, attrape une tranche de pain et la mâchonne. Je grimace un instant en reconnaissant le goût doucereux des baies rouges, et finit pas avaler le tout. Je traverse ensuite la maison, nue comme un ver sous le pull en laine. Je suis pieds nus, et j'ai froid. Je marche jusqu'à ma chambre, enfin, celle de la petite sœur de Snake. Mes affaires reposent en tas, près du lit. Je ne les rangent jamais, je ne m'étale pas. Même mes draps, ont été faits, dès que je me suis levée.
Je ramasse mes sous vêtements, ainsi qu'une chemise et un pantalon de toile brune. Je fais un brin de toilette et m'habille, avant de chausser mes bottines de cuir. Je fais mon sac, et le pose en évidence près de la porte, pour prévenir l'homme de mon retour. Je glisse quelques pièces dans ma poche, et le couteau de mon père. J'enfile à nouveau mon pull, et sors par la porte d'entrée. Le vent frais ébouriffe mes cheveux et je souris comme une enfant. Mes pas résonnent, je rentre les mains dans les poches. Il fait froid, j'espère que le temps s'arrangera dans la journée. En attendant, je ne sais pas quoi faire.
J'arrive bientôt en ville, il n'y presque personne, les ruelles sont vides, seuls quelques téméraires sont sortis, ils hantent les bars et cafés déjà ouverts. Je les dépasse, salut une femme, entre deux âges, une amie à Snake. Elle me sourit. Elle ne sait pas d'où je viens, elle ne sait rien de moi, rien. Et pourtant, elle me sourit. On s'est vu deux ou trois fois, le temps d'un verre, on a parlé du temps qui passe, de tout, de rien. Mais elle me sourit. C'est rare. Je lui rend son sourire, et presse le pas.
Soudain, je passe devant la boulangerie. Les effluves de pain chaud me font ralentir. Je reste un instant, le nez collé à la vitrine. Je vois ces pâtisseries, derrière les vitres, les glaçages harmonieux, colorés. Et là, je le vois. Il est de dos, mais je sais que c'est lui. Je le reconnais. C'est Adam. Ca fait longtemps que je ne l'ai pas vu. On ne s'est pas croisés depuis... depuis la mort de Jen.
Dire son nom me fait mal. Je revois d'un coup son visage, ses traits sont flou, mais sa présence est là. Elle me manque, là, maintenant. Je sens ma gorge se serrer, ma lèvre tremble. Son enterrement n'est pas si loin, pas assez. Son décès pourrait dater d'hier que ce serait pareil.
J'entre. J'avance. Je pose ma main sur son épaule. Le contourne légèrement pour voir son visage. C'est lui. C'est bien lui. Adam. J'ouvre la bouche. La referme. Je suis là depuis quelques jours, et je n'ai même pas pensé à aller le voir. J'ai honte. J'ai honte parce que je le connais, j'ai honte parce qu'on était amis, j'ai honte parce que comme lui, Jen était mon amie.
"Salut, Adam." je lâche, d'une voix roque.