Je cherche Noa dans la folle foule.
Je suis trop éreinté. Trop esquinté. Trop abîmé. Souillé par le diable. Et par ses démons fils qu'il m'envoie. Oui il me les envoie. En offrande. En bagage. En cadeau béni du ciel. Là-haut où même le tout-puissant est déchu. Il a lâché prise. Il est stipendié. Il est abhorré. Des fidèles. Des anges et des messagers aux ailes d'argent. Le père céleste est là. Il règne sur nos têtes comme une nuée d'épées de Damocles. Impudique. Suintant. Provoquant. Un autre diable. Au visage plus blanc. Plus vierge de souillure. Un autre diable qui complote plus amèrement. Qui rôde. Qui s'accapare son territoire sur les grands boulevards où Snow se gaussait bien des rebelles en cavale. Où le peuple déluré s'adonnait à une bonne partie de jambes en l'air. L'ambiance est moins rude. L'ambiance est moins prude. L'air est vif et écorche. Les âmes les plus féroces. Je n'ai plus le temps. Je n'ai plus l'espace. Je n'ai plus de corps ni d'angoisses. Je suis moi. Un homme. Un fou. Un animal. De surcroît. Mais Bloom Rajaël et sa clique de badauds gaillards n'ont pas connu les jours heureux. Sa clique de bras cassés, sa clique d'esprits possédés. Foutus jusque la moelle qu'ils sont. Foutus que nous sommes. À compter d'abord que nous sommes humains. Nous sommes mortels. Nous sommes espiègles. Nous sommes bagatelles.
Oui les dieux se marrent bien. Ils nous font rêver. Ils nous font miroiter. Ils nous font fantasmer. Ils nous épuisent. Nous enlacent. Nous esquivent. Nous humains. Nous objets. Nous futiles. On nous surestime. Broyés des méandres de l'univers. Rayés de la carte. Baignés de cauchemars haletants. Émiettés dans un monde déjà bien assez rose. Bien trop. À en gerber. Il fallait quelque chose qui fasse tâche. Qui jaspe ce paradis inhumain. Qui lancine cette agonie mondaine. Qui étrangle muette. Priant dans l'abbaye des souvenirs déterrés. Sinon des souvenirs jamais enterrés. Et on s'aime. Avec nos vices. Avec nos péchés. On s'aime dans notre démence. On s'aime dans notre exubérance. On s'aime dans notre décadence. Parce qu'on est les même. Deux siamois. Deux vieux frères. Deux compagnons de route. Des amis. Peut-être. Qui empruntent le même sentier épineux. Qui partagent le même fardeau scandaleux. Noa et Bloom. Noa et moi. Une histoire d'amour à l'eau d'aubépines impitoyables. Aux larmes d'orties indomptables. Deux chairs. Deux êtres. Un seul esprit rongé par le sort d'une vie trop hostile. Une seule autopsie pour extrader les effluves de la maladie.
J'ai bu trois verres. J'ai avaler cinq pilules. J'ai mangé un amuse gueule.
Je suis chez moi. Chez moi. Ici. Mon fief. Mon trésor. Mon royaume de feu et de glace. Un royaume de tromperies. De farces. De duperies. Là où la nature du créateur est fantaisie. Là où on vit. Là où on oublie. Vingt-quatre. Vingt-quatre vies qui s'essouffleront. Car même les survivants ne sont plus. Rien. Sinon simulacre d'agitations. De fièvres algides. De cauchemars arides.
Ici on est loin. Loin du vrai. Loin du faux. On baigne. On immerge. On plonge dans l'océan du lointain. On s'égare. On s'imbibe. On se consume dans l'alcool. Dans la drogue. Dans la fougue et l'ennui. On s'insulte. On se baise. On suffoque. On guérit. On fulmine. On somnole. Et on s'oublie. On oublie. Que tout est faux. Qu'on divague. On oublie qu'on est un monstre passager sur une terre brûlée. On oublie que demain tout sera pire que la veille. On oublie que la chute est trop brutale. On oublie que Satan s'émerveille.
Je me perds dans mon monde. Majesté incrédule. Majesté incredible. Indécis. Assouvi. Je me perds dans mes propres appartements. De fer et de sang. Ces appartements appartenaient aux barons de la famille. Aux friqués toujours plus friqués. Aux bêtes toujours plus bêtes. En se penchant à la fenêtre. On peut voir la terrasse. La terrasse qui donne sur le palais présidentiel. Un empire romain bâti en un jour. Fait d'or et de marbre. La vision est double. Marchez donc ! Vivez donc ! Empoignez-les ces fous aux masques onéreux ! Ils sont faux. Ils sont vous. Ils sont nous. Tous dans un même sac. À boire. À s'empiffrer. À s'égosiller. À ovationner la fausse gloire de tributs qui seront morts de désespoir. Je quête. Je m'égare. Je me foire. Je quête. Des âmes sincères. Des âmes moins fières. Alors que les traits des visages se fondent dans des teintes incurables. Je crois voir quelqu'un. Mais il n'est que mon ombre. L'ombre d'un capitolien abattu qui n'est rien. Et puis une tignasse bleue se démarque. Enfin. Parmi ce bal dansant de couvre-chefs extravagants. Bleus. Rouges. Verts. Ces cheveux m'obstinent. Leur couleur se meut sous mes yeux. Métamorphose assassine. Mes doigts baladeurs effleurent des épaules. Des seins presque nus de femmes révolues. Les cartilages fous et trop maigres se referment sur leur proie absolue. Noa. Le sourire vide. Il n'est pas là. Il n'est jamais là.
— Tu as une merveilleuse mauvaise mine toi ! il rit. Il meurt d'envie. Et je reste figé d'effroi. Parce que la réaction ne vient pas. Quelle qu'elle soit. Je veux penser. Mais mon cerveau est éteint. Mon crâne plaisantin. Ivre des membres. Ivre des sens. Âme de cendre sans clémence.
Il semblerait que la soirée commence enfin. Les orbes ouverts. À l'affût de la moindre teinte qui se transformerait encore. Magie noire. Magie blanche. Haleine de désespoir et d'enivrement rance. Mes prunelles rampent dans une cage inconnue. Les parois se referment. Les parois approchent. Embastillent mon corps tout entier et sa silhouette déclinante. Un soumis. Un malfrat. De la vermine. Qu'on jèterait un coup de pied dans le tas. C'est mon ami bordel. Donne-lui ses maudites pilules. Éclatez-vous comme une tribu béotienne. Plongez-vous dans cet éden méconnu même des demi-dieux qui vous soutiennent. Ce soir. Vous êtes libres. Corps et âmes. Libres des chaînes qui vous lient aux vingt-quatre mômes poussières. Chair à canon mortuaire. Libre de vivre.
— C'est parce que t'as pas vu ta gueule ! la main se plonge dans la poche. La poche de la robe de ta mère que tu portes ce soir. Une robe de paillettes. Une robe crevette. La barbe rasée. Tu ressembles au fou que les gens d'ici connaissent. Au fou que les gens ont vu grandir à quelques pas de chez eux. Là où ils s'enfermaient de peur de subir le même sort que le frère ténébreux.
Noa je t'aime mon frère ! et ma bouche se crispe enfin. Dans un sourire artificieux. Puis un rire périlleux. La pente est trop abrupte. Le souffle est trop saccadé. Je transpire à grosses gouttes dans mon accoutrement décalé. De la poche je sors un petit sachet. Que j'écrase sur la poitrine du vainqueur décimé. Ses cheveux deviennent rouges. Alors que j'avale une nouvelle poignée.
On est là tous les deux ce soir mon frère ! l'accolade l'étouffe autant qu'elle m'étouffe. Et je repars pour un tour de manège. J'en punis même ma phobie des vainqueurs. Mes bras se resserrent plus fort autour de son col. Étreignent le parfum de l'alcool qui coule dans ses veines en excès. Les deux corps se détachent enfin. Des ombres nous bousculent. Nous éloignent. Nous rapprochent. Dans une chorégraphie prenante. Le rire s'estompe enfin. Et j'ai envie. Envie. Envie de savourer ces jeux de la mort avec d'autres vainqueurs. Ces jeux qui me détruiront une fois sorti de l'absolutiste extasie.
Tu connais Moïra ? Moïra ! je tourbillonne. Je vocifère. Je tonne. Et déjà je l'entraîne dans la mare de foule qui se divertit. Je l'entraîne. Je cherche
Moïra. Je l'entraîne. Je cherche Moïra que j'ai croisée quelques fois sans même discuter. Je l'entraîne. Moïra que je veux rencontrer. Je l'entraîne. Pour un nouveau tour de magie. Là où les cheveux changent de couleur à l'infini.
© Gasmask