LE MANOIR - JOUR 2 (18h50)
79TH HUNGER GAMES

Sa mâchoire s'était crispée ; il ne devait pas crier. Il ne devait pas paniquer. Cela faisait depuis qu'il s'était réveillé qu'il n'avait pas trouvé Eurydice. Avec ce brouillard et ce temps, il était incapable de dire s'il s'était réveillé durant le jour ou la nuit. Même en marchant à travers la forêt épaisse, il ne pouvait savoir si c'était le jour ou la nuit. Cette arène allait réellement le rendre fou.

Du point où il se trouvait avec Eurydice " la veille ", après avoir cherché dans les alentours, il avait marché en ligne droite et s'était retrouvé confronté à une rivière. Il avait réussi à la traverser sans encombres mais pas sans peur. Avec ce que les équipes avaient dû préparer pour eux, qui sait ? Il aurait pu finir noyé dans le lit d'une petite rivière comme celle-ci. Tout en marchant, il avait encore eu cette impression désagréable d'être épié sans arrêt.

Plusieurs heures s'étaient écoulées depuis le moment où il avait quitté le point où Eurydice et lui avaient campé, il en était sûr. Et tout d'un coup, la température se mit à baisser gravement. Ses dents claquèrent et de sa main libre, il se frictionna un bras, tenant fermement sa hache dans l'autre. Cela n'avait rien de naturel. Et comme si le froid ne suffisait pas, Andro se figea en voyant se former devant un rideau d'eau. Ses yeux s'écarquillèrent : une pluie étrangement intense se mit à tomber. Il ne pouvait pas rester là. C'était un coup à attraper froid et à mourir bêtement. Il se tourna et se retourna avant de voir un peu plus loin un manoir. Quelque chose voulait qu'il aille là-bas. Ses sourcils se froncèrent et il resserra sa poigne sur le manche de son arme. Okay. Pas de problème. Okay.

Il pressa le pas et se retrouva rapidement face à l'édifice en ruines. Il n'avait pas le choix : il devait entrer. Il avait du mal à voir autour de lui, ses vêtements étaient trempées, non il n'avait vraiment pas le choix. Au moment de rentrer, il entendit du bruit. Il n'était pas sûr si cela venait de l'intérieur ou de l'extérieur mais quand il se retourna, il n'était pas seul : d'autres tributs étaient là. Il resserra encore ses doigts sur le manche, comme si c'était possible. Il ne voulait pas attaquer. Mais il ne voulait pas mourir non plus.

Spoiler:

Deuxième jour dans cette arène. Ivory ne saurait dire si les jeux se déroulent comme prévus ou non. Aux yeux des concepteurs, c’est probablement le cas étant donné que les tributs ne sont que des pions qu’ils manipulent, de leur parcours dans l’arène dirigé par des mutations qui se mettent sur leur chemin aux blessures qu’ils décident d’infliger aux uns et aux autres en glissant plus ou moins d’obstacles sur leur parcours. Ils décident de tout dans cette arène et il est peu probable que les choses ne se déroulent pas comme ils l’ont décidé. Même si un tribut décide de n’en faire qu’à sa tête et de contrer le règlement, ils sont en mesure de l’éliminer en un claquement de doigts. Aucun imprévu n’a sa place durant ces jeux et il semblerait que tout se déroule parfaitement aux yeux des concepteurs, qui n’ont pas encore lancé de mutations sanguinaires sur eux et qui semblent leur laisser quelques heures de répit avant de réellement débuter les hostilités.  Mais du point de vue d’Ivory, tout ceci est flou. Bien que conscient qu’être préparé à être jeté dans cette arène n’est en rien comparable au fait d’y vivre réellement, il ne pensait pas que l’adaptation serait aussi difficile. Il s’est entraîné toute sa vie pour survivre dans cet enfer et pourtant, au deuxième jour il doit bien admettre que les choses ne se passent pas exactement comme il l’imaginait. Certes, en terme de capacité physique le tribut est encore à son maximum et n’a aucune peine à se défendre ou à donner la mort comme il l’a fait lors du bain de sang, mais en terme de forme physique, c’est différent. Il est parti avec un sérieux désavantage sur ses concurrents ; il ne connait pas la misère. Il ne connait pas la faim, le froid, la fatigue, la faiblesse. Il a toujours été nourri jusqu’à ce que son estomac dise stop, il a toujours bénéficié d’un lit douillet dans lequel il pouvait traîner des heures entières sans se soucier d’un travail à exercer, il a toujours su préserver sa santé des divers aléas de la vie de par ses conditions de vie et les aides dont il a toujours eu la chance de bénéficier. Alors oui, le choc est rude pour ce jeune homme qui se retrouve brutalement confronté à tout ce dont il a été protégé au cours de sa vie.

Il a la chance d’avoir un grand sac contenant bon nombre de provisions, mais il préfère n’en faire usage qu’en cas d’extrême nécessité. S’il s’écoutait, le sac serait déjà vide et son estomac rempli, mais il a encore de nombreux jours devant lui avant de sortir de cet enfer, il ne peut se permettre d’épuiser ses provisions sur un coup de tête. Il n’a pas encore eu l’occasion de fermer l’œil depuis qu’il est ici, ayant pris la décision de ne s’allier à personne ce qui lui semble toujours une aussi bonne idée, mais qui le prive d’un allié prenant un tour de garde pendant qu’il tente de récupérer. L’humidité ambiante de cette arène qui l’oblige à porter ses vêtements comme étant une seconde peau des plus désagréables est nouvelle pour lui, plus habitué au temps clément du district un et à la possibilité de se réchauffer aisément lorsque la météo décide tout de même de faire des siennes. Le constat est un peu difficile, plus que ce matin lorsqu’il a rencontré Eurydice et qu’il se voulait encore fort et déterminé, mais une journée de marche sans qu’il ne puisse se permettre de se reposer ne serait-ce qu’une dizaine de minutes a affaibli le tribut. Et il semblerait qu’il ne soit pas au bout de ses peines, car s’il pensait que la météo ne pouvait pas être pire avec ce brouillard constant qui brouille sa vision, cette humidité pesante et cette impression de constamment manquer d’air, il a désormais la preuve du contraire et que les concepteurs s’amusent follement avec eux.

C’est comme un rideau qui s’abat sur lui. En à peine quelques minutes, l’humidité et cet air sec font place à un véritable torrent qui s’abat sur son corps et qui lui donne la désagréable sensation d’être noyé sans pour autant qu’il ne soit dans une étendue d'eau. Le vent se lève et le frappe avec force. Son corps se refroidit rapidement et la combinaison qu’il porte n’est d’aucun effet, Ivory se retrouvant bientôt à grelotter et à claquer des dents. Il rassemble ses forces pour courir et fuir cette tempête, peu envieux de découvrir brutalement que l’eau a fait place à un autre liquide plus dangereux, comme c’est souvent le cas durant les jeux. Il avance, ses prunelles analysant rapidement le peu d’horizon dégagé à sa portée à la recherche d’un abri de fortune. Il aperçoit finalement un mur haut et sombre non loin de lui qu’il reconnaît, en s’approchant, comme étant le manoir abandonné. Pas de quoi le rassurer, mais à choisir, il préfère affronter les mutations qui s’y cachent que de se retrouver brûler par de l’eau transformée en acide. De plus, il grelotte, sa combinaison s’imprègne d’eau et son corps de froid, il préfère subir les assauts d’une bête qui le laissera ko quelques heures plutôt que d’avoir quarante de fièvres jusqu’à la fin des jeux, le laissant constamment dans un état second.

Il pénètre dans le manoir qui ne lui inspire aucune confiance et jette un regard autour de lui. Il resserre sa prise autour de sa machette dans sa main gauche, et de son marteau dans la droite. Il avance doucement, tâtant d’abord du pied pour s’assurer que les planches en bois rongées par les termites sont en mesure de supporter son poids. Toutefois, il préfère ne pas s’aventurer et reste aux abords de la porte d’entrée, dans l’optique de se laisser la possibilité de quitter ce manoir si ce qu’il cache s’avère encore plus dangereux qu’une pluie pouvant devenir brûlante, ce dont il n’a pas encore la certitude. Il n’est présent que depuis quelques instants lorsqu’un bruit se fait entendre, bientôt suivi d’un autre. S’approchant discrètement, un bref éclair dans le ciel lui permet d’identifier sa co-tribut, Emerald et Andro, le type du sept, qui tient fermement sa hache. — Du calme, Graham. On est tous là pour la même chose, ce n’est pas nécessaire que cette pause se transforme en bain de sang, pas vrai ? laisse-t-il finalement entendre, tout en jetant un regard à Emerald. Contrairement à beaucoup de co-tributs, il n’est pas tenté de faire une alliance avec elle et par conséquent, ce qu’elle est capable de faire n’est pas de son ressort. Lui, de son côté, il préfère mettre les choses au clair dès le départ ; il n’attaquera pas. Sauf s’il en ressent le besoin pour préserver sa vie, mais ce n’est pas le cas. Pas encore, du moins.

Ses yeux allèrent et vinrent sur les deux tributs carrière du District 1. Il ne bougeait pas mais respirait fort, les lèvres sèches. La situation était délicate. Il inspira et expira fortement alors que ses yeux se posèrent sur le garçon qui parla le premier. Puis ensuite, il observa la fille. Elle aussi ne voulait pas attaquer et en guise de bonne foi, elle rangea son arme. A nouveau, il fixa Ivory, les sourcils plissés, un peu déstabilisé. Avaient-ils fait une alliance pour le tuer ? Allaient-ils attaquer ensemble une fois qu'il aurait le dos tourné ? Étaient-ils sincères ? Il n'en avait foutrement aucune idée. Néanmoins, Andro avait confiance. Il était comme ça. C'était ce qu'il avait toujours été. Il voulait tout faire pour voir le bon côté des gens. Je ne veux pas m'oublier... Ses lèvres se pincèrent et il laissa lentement retomber son bras droit. Il ne lâcha pas sa hache mais il n'était plus en position de défense ou prêt à attaquer. D'un signe de tête il acquiesça :

" - Okay. Juste pour cette nuit, on se met en pause. ".

Enfin, il se rendit compte que la peau de ses adversaires avaient légèrement pelé. Il tira un peu sur son haut et regarda ses épaules. Il avait été pris de court par la pluie, il s'était tellement pressé que lui-même n'avait pas réalisé que la pluie avait commencé à le brûler. Heureusement, tous les trois avaient eu de la chance. Tout cela aurait pu être bien pire. Il recula un peu plus et le sol grinça sous ses pieds, il se stoppa net. Il leva les yeux pour regarder le plafond qui, tout comme le sol menaçait de s'effondrer à tout moment. Rien de tout cela n'était rassurant. Quitte à mourir, il préférait largement que cela soit rapide et indolore. Mourir dans d'atroces souffrances, suffoquer sous des tonnes de bois... Ce n'était pas vraiment ce à quoi il aspirait.

Ils ne s'attaqueraient pas, pour " sûr ", mais Andro se demandait tout de même où était Eurydice. Avait-elle été tuée ? Avait-elle croisé leur chemin ? Tout ce qu'il voulait, c'était la retrouver. Et étrangement, plus le temps avancé et moins il avait d'espoir de la retrouver vivante. Après tout, il avait entendu des coups de canon, plus tôt dans la journée. Et si Eurydice était déjà morte ? A cette pensée, son cœur manqua un battement. Non, il y avait encore de l'espoir. Il se mit dans un coin et se frictionna les bras. Il commençait vraiment à faire froid. Il se décida à poser la question :

" - ... Soyez sincères, s'il vous plait : vous avez vu Eurydice ? Est-ce que... Est-ce que vous l'avez tuée ? S'il vous plait, j'ai besoin de sa... ".

Andro n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'il entendit le bois grincer, à l'étage. Ses yeux s'écarquillèrent et sa prise sur sa hache se fit plus ferme. Il y avait quelqu'un d'autre ? Non, il était arrivé-là avant les deux autres, il n'avait vu personne. Pourtant, les bruits qu'il avait entendu, c'était bien des bruits de pas. Il y avait quelqu'un d'autre. Tribut ou monstre ? Pas rassuré pour le moins du monde, il se rapprocha des deux autres tributs, restant tout de même en avant. Aux aguets, il murmura :

" - J'suis pas fou, hein ? Vous avez entendu ? ".

C'était certain, ils avaient dû entendre. Ou du moins, s'ils n'avaient pas entendu la première fois, ils entendirent la suite : à nouveau, des pas. Comment le sol faisait-il pour résister et ne pas s'effondrer ? Les pas étaient lourds, se trainaient même et puis descendirent les marches. Les yeux d'Andro s'écarquillèrent encore plus lorsqu'un autre tribut se dévoila enfin. Il n'était plus très sûr de son nom, Luther sûrement. Mais il était bien là, en train de descendre les marches lentement. Quelques poignées de rats suivirent. Andro déglutit :

" - Lu... Luther ? ".

Ce n'était pas normal. Quelque chose clochait. Était-ce un coup des juges ? Était-ce vraiment le tribut ou était-ce une autre de ces monstruosités qui sortaient tout droit de l'imagination d'un tordu derrière un écran ? Le tribut releva lentement la tête, aussi lentement qu'il avait descendu les escaliers : son visage était recouvert de griffures et de morsures, ses yeux étaient injectés de sang et il bavait ou plutôt il bullait. A bien y regarder, il y avait des traces de larmes sur ses joues. Etait-il mort ? Vivant ? Par instinct, Andro recula encore :

" - On va pas t'attaquer... On... Fait une pause, okay ? Personne s'attaque alors... Reste loin, s'te plait... ".

Le tribut en face d'eux pencha la tête sur le côté comme pour jauger la situation. Il y eut comme un éclair de réflexion dans son regard puis ses pupilles se dilatèrent avant de foncer sur le groupe. Andro resserra ses doigts sur sa hache mais n'arriva pas à se décider à attaquer lui aussi. Tout se passa tellement vite : le garçon s'était rué sur lui mais Andro le gardait à distance grâce à sa hache qui lui barrait la route. Il reculait pourtant. Le tribut enragé se retrouvait bien plus fort que lui et il n'était pas en position de le repousser :

" - Il est devenu fou ! ".

Il ne pouvait rien faire, il évitait au maximum les coups que lui donnaient le gamin totalement enragé. Mourir ici, sans savoir si Eurydice était vivante ou morte, dans ces conditions... C'était vraiment le truc le plus stupide qui pouvait lui arriver.

La situation est ironique, le blond pourrait presque en rire s’il n’était pas aussi préoccupé par ce piège qui s’est refermé autour d’eux. Car il s’agit bien d’un piège ; Ivory en est certain. Que trois tributs (dont deux du même district), en tentant d’échapper à la pluie diluvienne qui s’abat à l’extérieur se retrouvent au même moment au même endroit, un endroit qui d’ailleurs n’inspire aucune confiance au tribut, ne lui semble pas dépendre du hasard. C’est le second jour des jeux ; le grand moment de la veille a eu lieu durant le bain de sang, il y a fort à parier que les téléspectateurs s’ennuient en cette seconde journée et que les concepteurs ont décidé de leur offrir l’action dont ils raffolent. Il n’est pas stupide, Ivory, sa vie tourne autour des jeux depuis suffisamment longtemps pour qu’il connaisse la plupart des ficelles dont usent et abusent les concepteurs pour que le spectacle soit assuré. Arranger une rencontre entre tributs se situant dans le même secteur de façon à déclencher un combat n’est que la plus évidente de toutes. Ils ont été tous les trois poussés par la pluie jusqu’à cet abri, le seul dans les environs, il est évident qu’on attend d’eux qu’ils se battent et qu’ils offrent un divertissement à la hauteur des attentes. D’ailleurs, il y a fort à parier que l’arrêt de mort de Graham fut décidé à ce moment-là, celui-ci se retrouvant seul face à deux tributs du même district. Ils doivent probablement s’attendre à ce que les deux carrières du un ne fassent qu’une bouchée de l’outsider du sept, malheureusement pour les concepteurs leur plan va être contrarié, puisqu’après s’être jaugé durant quelques instants les trois tributs se mettent d’accord sur une alliance temporaire. Personne n’attaquera, personne ne sera tué. Normalement. Ivory jette un œil autour de lui, à la recherche d’une caméra. Il n’est pas mécontent de ne pas leur offrir ce qu’ils désirent, bien au contraire. Un sourire naît sur ses lèvres. Même quand les éléments sont contre eux, ils refusent d’être leurs pions et c’est avec une certaine satisfaction qu’il constate que tous n’ont pas totalement abandonné leur personnalité pour se conformer à celle que le capitole leur a créée. Cette résistance n’est probablement que temporaire, tôt ou tard ils gagneront, mais leur victoire ne se fera pas sans lutte. — Marché conclu, il se contente de dire pour signifier son approbation après ses camarades, tandis que de son côté il ne se défait pas totalement de son arme, se contentant de glisser son marteau à l’arrière de sa combinaison, sans pour autant défaire son emprise autour du manche de sa machette. Pas dans l’éventualité de retourner sa veste (bien qu’il en serait capable si les moyens le justifient), mais dans celle de se protéger. Car cet endroit ne lui inspire aucune confiance et que le danger ne vient peut-être pas d’Andro ou d’Emerald, sans quoi les juges ne les auraient pas forcément maintenus ici. Un combat en extérieur aurait suffi, mais ils sont coincés dans ce manoir abandonné qui semble prêt à se réveiller à chaque instant.

Maintenant qu’un accord temporaire les lie, Ivory s’abandonne quelques instants pour souffler, autant que la situation le lui permet. Il est toujours sur ses gardes, constamment, mais il prend la peine de s’intéresser à lui et d’oublier quelques instants l’environnement dans lequel il évolue. Son sac n’a pas trop subi les intempéries et ses provisions doivent être dans un état acceptable. Sa combinaison tient toujours le coup, malgré ses courses entre les branchages et les attaques subies lors du bain de sang. Mais sa peau, elle, semble fondre avant de se figer de par l’air sec qui les englobe même à l’intérieur de ce manoir. Il ne s’ose pas à toucher son visage, inquiet à l’idée que ses craintes se soient avérées justifiées et que la pluie n’était pas aussi innocente qu’elle le semblait. En réalité, les picotements sur ses joues lui ont déjà confirmé ses craintes, mais il se rattache à l’idée que tant qu’il n’en a pas la certitude en passant la blessure en revue, elle n’existe pas. Il est toutefois bien vite ramené à la réalité quand Andro reprend la parole et qu’Ivory délaisse son introspection pour poser ses prunelles sur le tribut du sept, inquiet pour Eurydice. La même Eurydice qu’a croisé ce matin Ivory et qui a poursuivi son chemin en sachant cette dernière en vie et en – visiblement – bonne santé. Mais le blond n’a pas le temps d’évoquer cette rencontre qu’un bruit à l’étage attire leur attention. Il pointe le bout de son nez en direction du plafond, les pieds parés à quitter les lieux si les fondations de ce manoir décident de s’abandonner à leur tour. — Nous ne sommes pas seuls, il répond à Andro, lui confirmant par la même occasion avoir distinctement entendu les bruits de pas. Un regard à Emerald comme pour s’assurer qu’elle est avec eux là-dedans – bien qu’il n’en doute pas – Ivory resserre sa prise autour du manche de sa machette. Le manoir est abandonné, mais ils ne sont pas seuls. Ivory n’a jamais cru au surnaturel, mais il serait tenté de changer son opinion, les concepteurs étant capables de tout. Présence, tribut ou mutation, il a cependant la certitude que la pluie n’est finalement que la dernière de leur préoccupation.

Luther. Ce n’est pas un tribut auquel Ivory a prêté attention jusqu’ici. Trop faible, trop effacé, trop humain pour parvenir à l’exploit de survivre plus de quelques heures. Et si Andro n’avait pas prononcé son prénom, le blond n’aurait pas même associé cette silhouette à un adversaire ; mais à une œuvre particulièrement réaliste issue de l’imagination du capitole. Pourtant, c’est exactement ce qu’il semble être. Plus rien d’humain ne semble faire foi en lui, de sa démarche à son aspect physique, en passant par son attitude. Comme si son âme avait quitté son corps et qu’il ne s’agissait plus que d’une carcasse télécommandée à distance. Restant muet tandis qu’Andro tente – vainement – de stopper le tribut, Ivory jauge la situation, perplexe face à celle-ci. Il n’y a pas eu de coup de canon depuis le milieu de l’après-midi. Luther est debout. Il n’est donc pas mort. Mais est-il vivant pour autant ? Aucun son ne sort de sa bouche, il semble être incapable d’articuler son corps comme un être humain normal et les rats qui l’entourent donnent l’impression à Ivory d’un messie avec ses fidèles. Détournant son regard d’Andro et Luther, il repose ses prunelles sur l’escalier, dévalé par des dizaines et des dizaines de rats. Les rats. Ce sont les rats qui ont fait ça à Luther. Et alors qu’il s’apprête à en informer ses camarades de façon à ce qu’ils n’essaient plus de copiner avec le tribut et de filer d’ici, ce dernier leur fonce dessus, s’attaquant particulièrement à Andro. Ivory reste interdit quelques instants. Non pas parce qu’il a peur, mais parce que la tentation de quitter les lieux tandis que l’attention est focalisée sur le pauvre Graham est élevée. Il pourrait partir, filer à l’anglaise, laisser Andro en proie aux mutations tandis qu’il s’assure la vie, mais il pense à Eurydice. Eurydice qui tient sa survie en majeure partie grâce à Andro. Ce même Andro qui ne l’a pas attaqué alors que l’occasion était présente. Le pacte qu’ils ont fait les trois. — Aveugles-le avec ta lampe ! Il demande à Emerald, sans réellement savoir si cela va être efficace. Mais peut-être que la violence de la lumière dans la pénombre ambiante attaquerait le système nerveux déjà fragile des rats. Rectification. Des mutations.

Il fonce en direction de Luther sur lequel il plante sa machette sans réfléchir, parce qu’il sait que c’est son seul moyen de le faire. De tuer ce gosse, qui est peut-être encore là, caché à l’intérieur de ce corps qui ne lui obéit plus. Mais le jeune est réactif, impulsif, probablement embaumé d’une adrénaline provoquée par les morsures de rats qui n’en sont certainement pas, et ses gestes sont rapides, à tel point que l’arme ne vient se ficher que dans l’épaule du garçon au détriment de sa tête. C’est suffisant pour détourner l’attention du monstre, qui passe d’Andro à Ivory. Mauvais calcul. Luther le tribut incapable a fait place à une machine réactive et dangereuse, et Ivory le découvre. Le gosse du onze se retourne rapidement, avant de foncer sur le tribut du un qui n’a pas même le temps de récupérer son arme encore ancrée sur l’épaule du bourreau. Mais Luther n’est pas le seul danger, celui-ci étant bientôt rejoint par les rats qui accaparent le sol au point de ne plus distinguer les planches en bois. — Vous laissez pas approcher par les rats ! C’est leur œuvre, qu’il balance à Emerald et Andro alors qu’il observe Luther qui s’approche, bientôt suivi par les rongeurs. Le messie et ses disciples. Ça prend sens, à présent. Sortant le marteau de l’arrière de sa combinaison, Ivory se retrouve bientôt dépassé par les rongeurs, qui lui grimpent dessus jusqu’à lui recouvrir totalement les jambes. Il panique légèrement, mais pas au point de perdre ses moyens puisqu’il frappe les bêtes du bout de son marteau, envoyant valser les plus fragiles sur le sol, frappant plusieurs fois les récalcitrants qui s’attaquent à ses jambes. Il frappe, sans s’arrêter, essayant de toujours garder un œil sur Luther alors que la douleur commence à s’emparer du bas de son corps. De plus en plus, sa combinaison cède aux attaques de ses adversaires à quatre pattes, alors que sa peau se retrouve à nue et que sa chair n’est plus qu’un festin pour les rongeurs, qui prennent toujours plus de terrain sur lui. Il grimace ; il souffre ; il a l’impression qu’on s’amuse à glisser les doigts dans ses plaies béantes, mais il tient bon. Son bras tenant la cadence à mesure qu’il assomme les bêtes, sa main rejoignant la danse pour les empêcher de disposer du haut de son corps comme ils disposent du bas. Elle est mordue, son corps est bientôt endolori. Il résiste. Ça lui coûte, mais il essaie. Il doit résister. Que l’air sec le fasse suffoquer, que Luther dirige son armée contre lui, qu’il ne soit bientôt plus qu’un assemblage de boule de poils grandeur humaine, que sa chair soit à vif, exposée, dévorée et savourée, que la douleur s’empare de lui comme jamais auparavant, que son visage lui donne toujours plus l’impression de fondre et de disparaître ne l’empêche pas de résister. Parce qu’il veut vivre, Ivory. Il veut vivre, ou il veut mourir dignement. Pas en servant de festin à des bêtes, pas en voyant son corps se déformer sous la douleur et les attaques, pas en n’ayant lui-même plus l’impression d’être un être humain mais de ne plus être qu’un amuse-bouche. Pas en ayant l’impression que, bientôt, Luther ce sera lui.

Il frappe. Il essaie d’avancer malgré le poids des rongeurs sur ses jambes qui tentent de le figer sur place. Il affiche ce regard déterminé qui le caractérise. Car il est fort, Ivory. Ou est-ce que la délicate sensation qui enveloppe son corps n’en est pas ? Il a chaud, Ivory, l’adrénaline coule dans ses veines. Ou est-ce le froid si intense qu’il le brûle ? Il résiste, Ivory. Mais l’espace d’un instant, d’une fraction de secondes, il se demande « et si ? » et si c’était mieux ainsi, et si c’était la vraie victoire, et si. Il s’effondre.