Il apparaît que, finalement, la douleur ne se surmonte pas. On essaie. On y croit, on s'invente un courage factice. Puis on succombe aux blessures, on laisse le sang couler.

❝ Cette fille, cette inconnue. Cette rousse, aux cheveux flamboyants qui tombent en de longues mèches humides. Cette peau diaphane, ces yeux beus. D'azur. Azure. Azure-Faye. Un nom long, compliqué, inutile. Azure-Faye October. Stones. La fille hoche doucement la tête, satisfaite. Oui, Azure. Daphnee. Ils l'appellent Daphnee, aussi. Mais tu sais qu'elle n'aime pas, elle trouve ce nom si peu représentatif, si futile. Ils disent aussi qu'elle est native du Capitole, qu'elle a vécu vingt ans ailleurs. Mais c'est flou, désormais, effacé, oublié, laiteux. Elle les croit, comme toi, puisqu'il n'y a personne d'autre à écouter. Si ce n'est les rires, les accents aigus qui se moque de la rudesse du tien, le froissement de la soie, un orchestre de harpes d'or aux tintements de clochettes. Et sa voix. Elle te hante, la hante probablement aussi, cette belle inconnue, au visage parfait, tout juste fardé. Elle est trop pâle, maladive. Tu l'entends te dire qu'il t'aime, de sa voix rocailleuse et un brin moqueuse, tu sens son souffle contre ta peau refroidie par son absence. Il ne te quitte pas. Tu ne fais rien, léthargique, on te pousse. Tu oublies, tu perds les dernières bribes de ta vie, de la longue tapisserie tissée qu'ils prennent soin de défaire à chaque nuit, chaque bal. Mais tu ne le perdra pas, lui. Ils ne te le voleront pas. Alors que tu perds goût à tout, tu imagines ses doigts agiles voletant sur ton ventre, serrés tous deux dans des draps de coton grossier, troquant les douces soieries dans lesquelles tu agonises. Tu gémis, te tords de douleur. La jeune femme au miroir pâlit. Tu hurles, tu cries, tu appelles un nom que tu as perdu. Mais personne ne vient. Ou quelques pilules, une main qui se veut réconfortantes et qui t’arrachent à son étreinte utopique. Puis tu tombes dans cet oubli salvateur. Tout se fait noir, blanc, or. Rose, doux. Et tu succombes, tu perds le combat. Tu te réveilles la rage au ventre, malade, perdue. Tu vomis ce qui reste encore de vivant en toi. Et tu reprends, péniblement. Chaque matin, chaque nuit, chaque soir. La fille s'affaisse. Elle a perdu.
Tu as tout perdu. ❞

Et le sang coule, goutte contre la moquette foisonnante. Elle ne se tâche pas. Il n'y a pas de sang, juste des rêves, des cauchemars. Il n'y a rien. Tu te souviens que tu aimais l'odeur de la sciure de bois, le chiffre Sept, la chair tendre et sucrée des pêches, faire rouler des mûres entre tes doigts. Puis tu oublies. Tu oublies que tu as un jour usé tes mains, tant elles sont aujourd'hui blanches et douces. Tu oublies tes origines, tu te morfonds dans cette apathie, bien meilleure à ton goût que la guerre que tu menais en premier lieu. Tu as perdu, perdu ton caractère de feu, assorti aux boucles rousses de la belle inconnue dans le miroir. Tu as oublié ce que c'était de rire, de sourire. La défaite n'est pas si mauvaise qu'on le prétend, après tout. Car après, il n'y a plus rien. Ni douleur, ni souffrance. Ni joies. Plus rien.

Juste lui.

Nous n'existons plus, pour personne ; nous ne sommes plus rien, même pour nous-mêmes. Et nous vivons, avec la certitude de mourir un jour, sans se soucier de transmettre chacun notre histoire – qui sommes-nous pour prétendre que notre souvenir vivra éternellement, que nous aurons existé pour quelqu'un, et que cette existence perdurera toujours ?
Si nous ne sommes personne aux yeux du monde, nous sommes le monde aux yeux de quelqu'un. Tu étais peut-être le monde à ses yeux, tu n'en sais rien. Mais tu peux affirmer, tremblante, les joues roses, qu'il était le monde aux tiens.

« Az' ! Come on ! »
« Az ! Viens ! »

Azure soupira et se dirigea d'un pas trainant, un air faussement agacé sur le visage, vers Alexander. Il lui adressa ce sourire faux et hypocrite, ce sourire qui lui était réservé alors que chacun pouvait les voir. Il était ce Pacificateur craint, mais respecté, et elle était cette fille à marier, cette travailleuse, au fond comme les autres. Et les apparences devaient rester trompeuses, personne ne devait se douter de cette amitié passionnelle, fusionnelle même. Personne ne devait se douter de leurs rires complices, dans ce cabanon abandonné à la lisière de la forêt. C'était leur secret.

« You stupid boy, I have to work. »
« Abruti, je dois aller bosser ! »

Azurre prenait un ton faussement agacé, levant les yeux au ciel devant ce rictus qui ne signifiait qu'une chose ; fuyons.

« That's right... I should punish you for being here... »
« Oh, c'est vrai... Je devrais te punir pour être ici... »

« No, you won't. Now, let me go, honey-sweet, or I'll kick your fuckin' sweet ass ! »
« Tu ne le feras pas. Maintenant, laisse-moi partir, mon petit, ou je frapperais ton joli petit cul ! »

« You're so... Crude. »
« T'es tellement... Vulgaire. »

Il l'attira à elle de ses bras musculeux, et la serra contre son uniforme gris de Pacificateur, un sourire plus grand encore. Il sentait le soleil et la terre. Comment pouvait-elle refuser de le suivre ? Elle lui prit la main, la serra, ne se détachant pas de son torse, et se laissa diriger vers la cabane en ruines.

« Alex... We can't get married. You're a Peacekeeper... I can't wait twenty more years. »
« Alex... On ne peut pas se marier. Tu es un Pacificateur... Je ne peux pas attendre vingt ans de plus. »

Sa chaleur réchauffait ses membres engourdis, tandis qu'encore sous le choc, elle le laissait caresser doucement ses longues mèches rousses. Un orange de feu, un brasier constant, qui brûlait doucement. Qui se consumait d'amour. Il lui lui avait avoué, allongés sur un matelas dont la ouate avait disparu. Et elle lui avait rendu sa révélation. Elle aussi, elle l'aimait. Et c'était bien malheureux, de ne pouvoir l'embrasser que tapis dans cette masure, de ne pouvoir afficher au grand jour leur passion comme elle aurait pu le faire avec n'importe qui. Non, elle n'attendrait pas. Vingt ans. C'était toute une vie, toute leur jeunesse envolée. Volée, par le Capitole. Elle se dégagea de son torse musculeux et déposa un dernier baiser contre ses lèvres exsangues, regrettant déjà le froid que laissait le vide autour de ses bras. Puis elle sortit, lui adressant un dernier sourire ésotérique.

Puis elle fut happée par le courant.

Que faire ? Où est passé le héros de l'histoire ? Celui censé achever le monstre, sauver la princesse et l'épouser ? Celui sur qui jaillit la gloire ? Ce sang-mêlé, issu du sein d'un dieu, qui triomphe et dont le nom reste à jamais gravé dans toute culture, toute civilisation ? Qui est-ce, ce héros ? Hein ? Qui est-ce ? Dis-moi ! Est-ce son nom que tu cries à perdition, comme s'il pouvait t'entendre, comme si le simple fait de l'appeler pouvait combler son absence ? Ce nom, ces hurlements mêlés, Alex, Alex, Alex, comme une litanie déversée dans le vent ? Pauvre idiote.

nb ; Alexander, je sais que tu avais mis qu'elle avait disparu pendant une absence de monsieur (a), mais je trouvais ça plus inspirant... Dis-moi si ça te gêne.

Tu n'es plus rien. Tu as tout perdu. Il n'est plus là, alors il n'y a plus rien. Il était la foudre et le ciel ; le vent, les mélodies qui berçaient le temps, les doigts fermes et fins avec lesquels ont été cousus tes rêves. Il était celui qui donnait un sens à ta vie, et à ta mort. Il était ta vie, et plus que ta moitié, tes trois quarts. Envolés, tes rêves ! Tes beaux espoirs utopiques de bonheur incertain. Envolés.

Appuyée contre un vitrage épais, soulevée par de puissants sanglots et des nausées insupportables, elle pleure. Non, ses yeux sont secs. Irrités, rouges. Mais secs. Elle ne leur offrira pas le luxe de la voir pleurer, appuyée contre la vitre de l'hovercraft. Quelques instants auparavant, elle l'embrassait, lui promettait d'autres baisers et caresses. Et maintenant ? Elle était perdue, sous le choc. La décharge électrique qui l'avait enlevée l'avait paralysée, des minutes durant, sans qu'elle ne puisse faire autre chose que crier, crier et crier encore son nom. Alexander. Et les questions s'accumulaient. Qui étaient-ils ? Que lui voulaient-ils ? Et pourquoi, pourquoi ? Revenait toujours son nom, ultime lamentation et appel au secours. Alexander. Une femme apparut contre le battant des cloisons transparentes, un air attristé etmais satisfait sur le visage, et bien loin de celui qu'Az' attendait. Elle avait des cheveux roux, flamboyants. Comme les siens. Azure se figea dans sa position prostrée, leva la tête vers elle. Cette situation était de plus en plus inconcevable, incompréhensible. La femme ouvrait la bouche, mais aucun son n'en sortait. Elle aussi, semblait choquée. Mais il y avait quelque chose dans son expression de si peu naturel et de faussé, qu'Azure se promit de ne jamais lui faire confiance. Après tout, ne venait-elle pas de l'enlever ? Puis, finalement, elle réussit à s'exprimer. Elle parlait trop rapidement, avec cet accent rond et prétentieux du Capitole, presque inaudible, que l'ont entendait durant les Hunger Games.

« Daphnee... Finally... »
« Daphnee... Enfin... »

Elle était fébrile, tremblante presque. Azure l'ignora de nouveau. Daphnee. Si en plus ils avaient fait erreur sur la personne...

« Sweetheart... Can't you remember me ? Daphnee, please... Look at me. »
« Ma chérie... Tu ne te souviens pas de moi ? Daphnee, je t'en prie... Regarde-moi. »

Azure la regarda. Un sourire mauvais aux lèvres. Sa voix était froide, décidée. Et elle était droite et fière, elle se savait assez imposante pour impressionner cette femme faible.

« I'm not this fucking Daphnee. Let me go. »
« Je ne suis pas cette putain de Daphnee. Laissez-moi partir. »

« Daphnee... Oh, God, sure you are ! Trust me. I'm your... Biologic mother. You were taken away from us, twenty years ago. We've tried so hard to find you ! But, now... Here you are. I can't believe it, you're so beautiful... You have to come with us, you belong to the Capitol. You have no choice. »
« Daphnee... Oh, Seigneur, bien sûr que tu l'es ! Crois-moi. Je suis ta... Mère biologique. Tu nous avait été enlevée, il y a vingt ans. Nous avons essayé de te retrouver, tellement essayé ! Mais, maintenant... Tu es là. Je n'y crois pas, tu es si belle... Tu dois venir avec nous, tu appartiens au Capitole. Tu n'as pas le choix. »

Elle réprime des larmes. Et Azure, un sourire sardonique. Voyons. Mais cela prenait son sens, après tout. Pourquoi ne ressemblait-elle en rien à ceux qu'elle avait appelés parents, et aimés toutes ces années ? Pourquoi personne ne parlait jamais de sa naissance ? Et cette femme était si sûre d'elle, trop émue pour être plus fausse encore que sa personne. Elle déchanta. Peut-être avait-elle raison. Et, elle était bien forcée de la croire. Il était bien spécifié ; elle n'avait pas le choix. Alors c'était ça ? Un jouet du Capitole qui en devenait la marionnette ? Elle n'était pas cette fille pauvre, au caractère si peu adéquat à sa situation ? Elle avait toujours été exempt de Jeux ? Elle secoua la tête. Non. Non, en son cœur, elle appartenait au Sept, à Alexander. Elle nia plus véhément.

« No way. There's no way I'm going with you. »
« Pas moyen. Pas moyen que je vienne avec vous. »

« I told you my dear... After all this time, you ain't got no choice. »
« Je te l'ai dit ma chérie... Après tout ce temps, tu n'as pas le choix. »

La dernière chose qu'elle sentit fut l'aiguiller s'enfoncer dans son bras.

be running up that hill.

« Let me go ! Open this fuckin' door ! »
« Laissez-moi partir ! Ouvrez cette putain de porte ! »

Elle secoue la tête, s'effondre contre la cloison épaisse, bat de ses points fatigués sa prison dorée, dédaignant les pilules blanches qui s'accumulent dans la chambre immense. Il faut qu'elle résume, il faut qu'elle se souvienne. Je m'appelle Azure, Azure-Faye. Je viens du... Du District Sept, je crois. Oui, du District Sept. Je travaillais avec les bucherons, j'étais chargée de rassembler ensemble les branches. J'ai été enlevée par mes parents biologiques du Capitole, ils m'ont amenée ici, et me tiennent enfermée. Enfin... Je crois. Je dois suivre des fêtes, des bals. Des Jeux. Et je... Il y a un nom, Alexander. Il s'efface peu à peu. Alexander. C'était... Je me souviens de ses lèvres. Je... Je dois le retrouver. Oui, c'est ça, je dois le retrouver.
Elle se souvient. Elle se rend soudain compte que ses ongles griffent la peau blanche, lavée de toutes cicatrices, de son avant-bras. Alexander. Là, elle ne risque plus de l'oublier. Il restera là, avec elle, marqué dans le sang. Mais ils l’effacent chaque matin, il semblerait. Après tout, pourquoi ces marques disparaissent ? Ils ne veulent pas qu'elle s'en souvienne. C'est pour ça, alors, c'est pour ça qu'elle ne doit pas oublier. Elle frotte ses yeux de ses doigts couverts de sang, écorchés par le bois de la porte. Et murmure, doucement, d'une voix enfin saine et raisonnée ; elle fuira cette vie, ce luxe. Et elle le retrouvera.

I'll find you. I promise. I'll find you... »
« Je te retrouverais. Je le promets. Je te retrouverais... »

Elle sourit, un sourire enfin sincère, effrayant. Sadique. Et lisse sa robe moirée, aux reflets chatoyants, du plat de la main. Elle jouera le jeu, prétendra les aimer, tous. Rira de leurs Jeux, acceptera leurs cadeaux couteux. Pour mieux les détruire.