À dire vrai, si mon moi du passé avait rencontré mon moi du présent, elle aurait sûrement été effrayée par la vision qui se présentait à elle. Je n'avais pas particulièrement changé, mais paradoxalement, je n'avais plus rien de la jeune fille proprette et bien éduquée que j'étais au Six. Ma mère aurait probablement poussé un hurlement en me voyant ainsi sur la porte d'entrée ; mes vêtements étaient réduits en loques, mes cheveux emmêlés et ayant pris une teinte grisâtre. Du teint soigné qui me coûtait une fortune à entretenir - sérieusement, j'aurais brûlé tous mes sponsors rien que pour un teint de pêche -, ne restait qu'une pâleur blafarde cachée sous un bon centimètre de poussière, de boue, de sang et de crasse. J'avais le regard éteint et les dents jaunies ; mon oeil gauche, que j'avais analysé au-dessus d'une flaque d'eau quelques minutes plus tôt, était assez moche pour priver de sommeil tous les enfants qui regardaient les Jeux à cette heure. Au moins, il n'était pas enfoncé, mais quelque chose à l'intérieur avait percé ; j'avais donc un disque rouge foncé, vitreux, bien plus gros que mon iris et qui ne laissait presque plus de place pour le blanc. Les contours étaient tuméfiés et écarlates, ce qui arrivait presque à égaliser le cerne monstrueux que j'arborais de l'autre côté.

En d'autres termes, je ressemblais à ma grande-tante Gudrunn.

En réalité, pourtant, j'avais beau me cacher derrière un humour auto-dérisoire en canne, je n'allais pas si bien que j'essayais de me le faire croire. Je risquais une infection létale et avait perdu près de la moitié de ma vision périphérique, même si j'arrivais encore à deviner la troisième dimension. Loin d'être douée au combat en parfaite santé, je me retrouvais donc sévèrement handicapée face à mes adversaires. Je n'avais qu'à espérer qu'ils fussent aussi blessés que moi et que les autres membres de l'Alliance soient toujours en pleine forme. Je traversais la falaise dans le but de retourner au campement, en fait ; j'espérais juste de tout coeur que personne n'était tombé au courant du Festin. Les morts que j'avais vues - et la blague n'était point intentionnelle - étaient déjà de trop pour la journée. Dans tous les cas, cependant, les jours à venir seraient la garantie d'un rude combat.

C'est à ce moment que je le trouvai. La scène en elle-même était magnifique, probablement calculée par la précision de maître du directeur artistique de l'édition ; les colossaux nuages d'orage étaient écartés mais toujours visibles dans le ciel, même si la pluie avait cessé et que l'arc-en-ciel n'avait duré qu'une dizaine de secondes. Les rayons du soleil de midi perçaient au travers, illuminant l'herbe humide comme si elle était sertie d'un milliard de cristaux qui me firent penser à la voûte céleste. Malheureusement, la chaleur écrasante et la soif étaient lourds sur mon esprit et je me sentais divaguer de plus en plus. C'est pourquoi la silhouette boiteuse de Bloom sembla surgir de nulle part.

Ce fut son bras tendu dans ma direction en un geste implorant que je remarquai en premier et qui m'arracha un sursaut. Il souffrait.

Beaucoup.

Son corps était secoué de convulsions, recouvert de sang ; le sien ? Je n'eus pas le temps de le savoir que je dus le rattraper. Quelles étaient les chances que je tombe sur lui dans cet état ? Merde, merde, merde. L'effort et la violence du Festin l'avaient probablement mis dans cet état, et je me sentais horrible de l'avoir laissé partir tout seul. Même si Kylian et Virani étaient avec lui, j'étais la seule à pouvoir le guérir et je le savais ; de plus, les confrontations les avaient probablement menés dans trois directions opposées. Je le couchai sur le sol, prête à mener mes opérations - je repérai immédiatement l'une des fleurs qu'on nous avait présentées aux ateliers pouvant réduire la pression sanguine, à peine à deux mètres de nous dans l'espèce de petite prairie au milieu de la jungle. Je jurai intérieurement en apercevant ses yeux ; si je croyais faire peur, les siens étaient devenus presque entièrement rouges par l'hémorragie interne. Je ne savais pas ce qui avait pu créer une crise cardiaque aussi violente chez lui, mais elle était assez puissante pour crisper chacune des veines de son corps, et serait mortelle si je n'agissais pas, et vite. Mais j'étais capable de le sauver.

J'étais capable de le sauver.

Mais je ne le fis pas. Au dernier moment où je tendais ma main vers la fleur, je fus retenue. Ce n'était pas comme lors de mon altercation contre Levi, non ; cette fois-ci, toutes mes émotions figèrent. Je ne ressentis ni peur, ni colère, ni détresse. Rien qu'un vide froid, persistant. Indolore. Je crois qu'il le ressentis au fond de lui-même. Il m'avait vue lorsque je prenais soin d'un blessé : j'abandonnais toute trace de la jeune fille émotive et ne devenait qu'un robot calculateur et dévoué à sa tâche. Or, cette fois-ci, je me mis à lui caresser les cheveux d'une façon maternelle, réconfortante. Le regard perdu dans le vague, j'essayais de rendre ça le moins difficile possible.

"Shh, shh..." murmurai-je. "Tu sais bien que je ne peux plus."

Un soubresaut de sa part. Il avait comprit. Ses mains tentèrent d'attendre mon visage, de me frapper, de m'étrangler. Il ne voulait pas se laisser faire et ne voulait pas ainsi. Et je le comprenais. Mais je ne pouvais pas. Je le retins du mieux que je le pouvais - je le maîtrisai au bout d'un moment, ses muscles incontrôlables à cause de sa crise. L'effort me coûta un glapissement étouffé et une larme qui roula le long de ma joue ; je savais que ce que je faisais était horrible, mais je ne pouvais plus m'arrêter. Comme avec Levi.

"Shhhh..."

Ses ongles me griffèrent profondément sur le bas de la joue gauche, plaie que je sentis rapidement se gonfler de sang. Mais je tins bon.

Je tins bon.

"Shhhh, endors-toi..."

Lorsqu'il sourit lorsque je le sauvai de sa première crise.

Lorsqu'il avait rougi quand je le regardais, aux entraînements.

Lorsqu'il rigolait parce qu'il n'avait pas peur.

Lorsqu'il m'avait défendue et protégée dans l'Arène.

Lorsque nous avions passé une nuit ensemble.

Tout cela disparu en même temps que son souffle saccadé.

Lorsque le coup de canon résonna, je ne pleurais plus. Je n'étais que figée dans l'espace, le regard vide, le regard fou. Et quelque chose au fond de moi avait changé.