Je n’aime pas cet endroit. Draken non plus, mais c’est justement pour cette raison que nous allons nous y arrêter un peu. Si nous n’aimons pas cet endroit, alors les autres tributs ne l’aimeront probablement pas non plus et nous auront droit à un peu de répit. Pas que nous ayons particulièrement été harcelés ces derniers temps par nos camarades de jeux, en fait, c’est même tout le contraire. Lui et moi n’avons réellement eu à nous plaindre que de la chaleur étouffante qui règne dans l’Arène et met nos nerfs à rude épreuve…
La nourriture séchée que contenait le petit sac de mon allié nous a bien dépanné et nous avons eu l’occasion de faire nos propres réserves en chemin. Elles sont maigres et conserver la nourriture est quasiment impossible dans cet environnement, mais pour le moment, lui et moi avons réussis à nous débrouiller et je n’en suis pas peu fière. Notre réserve d’eau est bonne également et je n’ai plus eu à souffrir de crampes d’estomac depuis le premier jour dans l’Arène. Nous avons certainement Jove, son mentor, a remercié pour ça, puisqu'il a fait parvenir un petit pain et de l'eau à son tribut. Si Alexiane a envoyé quelque chose, elle a dû le faire pour Leevy... Je la comprends : il a plus de chances de s'en sortir que moi.
Malgré tout, il m’arrive fréquemment de souffrir de migraines, à cause de la chaleur entêtante et je suis évidemment courbaturée. Mais à part cela, je dois dire que j’ai plutôt de la chance.
Le sort à l’air d’être en notre faveur.
Alors pourquoi le tenter en nous aventurant du côté du marécage ? C’est la question que j’ai posée à Draken et la réponse qu’il m’a fournie m’a parut plutôt logique. J’ai tout de même cherché à le contredire, parce que c’est devenu un genre d’habitude entre nous. Chaque idée, chaque plan d’action que nous ébauchons, doit être minutieusement étudiée. Même quand nous sommes d’accord, il nous faut trouver les failles de notre plan pour tenter de les palier si c’est possible.
Rester du côté des marécages présente des inconvénients, c’est certain. C’est un endroit dangereux, dans lequel il est difficile d’évoluer et où la faune paraît plus agressive. Mais c’est aussi un endroit peu fréquenté par les autres tributs et la boue nous permet de masquer notre odeur aux prédateurs et de rafraichir notre peau en nous offrant une protection supplémentaire contre le soleil. Il y a de quoi manger et nous ne sommes pas trop loin d’une source claire d’eau et il y a toujours des arbres pour nous dissimuler dans le décor…    
Notre choix a donc été fait. Ca ne va pas être une partie de plaisir, mais aux côtés de Draken, j’ai l’impression que l’endroit me paraît un peu moins terrifiant.

Je ne sais pas où j’en serai à l’heure actuelle s’il n’avait pas été là pour moi. J’ignore pour quelle raison il a décidé de me prendre sous son aile, ce qu’il a vu en moi qui mérite tant d’égards…  Je ne lui pose pas la question, j’ai peur d’entendre quelque chose qui ne me plairait pas. Qu’il le fait par pitié ou pour s’attirer des sponsors (quoi que je doute que m’avoir à ses côtés lui soit d’une très grande utilité de ce côté-là). Je préfère m’imaginer qu’il le fait parce qu’il apprécie ma personnalité ou parce qu’il s’est un peu reconnu en moi, quelque chose de cet ordre.  
C’est un garçon intelligent… Intelligent et plein d’une assurance de laquelle je tente de me nourrir chaque jour. Et puis il est mignon, dans son genre… Mais ça, j’évite de trop y penser. Tout comme j’évite de penser à ce qui arrivera si jamais par miracle nous survivions assez longtemps pour être parmi les finalistes. Peut-être qu’il compte sur mon apparence pour amadouer les autres tributs et les empêcher de s’en prendre à nous jusqu’à un certain point… Peut-être que je suis un genre de ticket de sortie, une garantie…

C’est à ça que je pense en le regardant dormir paisiblement, perché dans notre arbre. C’est à mon tour de monter la garde et je l’ai fait aussi consciencieusement que possible. Mais je commence à m’engourdir et je sais que si je ne me déplace pas rapidement, je vais finir par piquer du nez et m’endormir. Ce serait imprudent et je ne peux pas me le permettre. Je ne peux pas non plus me permettre d’avoir de mauvaises pensées à l’égard de mon allié, si gentil avec moi. Mais on m’a trop reproché d’être naïve et je préfère prévenir que guérir. Il faut croire que j’apprends de mes erreurs.
Je pousse un soupir et desserre lentement la liane récupérée dans la forêt qui m’a permis d’assurer ma tenue sur la branche où je suis installée. Draken en a nouée une à sa taille lui aussi, pour être certain de ne pas faire une mauvaise chute durant son sommeil. Essayant d’être la plus discrète possible, je la range dans ma veste que je suis parvenue à transformer en un genre de sac. Elle m’était totalement inutile dans son utilisation première alors je l’ai transformé. Encore une action de la quelle je suis fière. Je vérifie que ma gourde, mon briquet, ma ration de nourriture séchée et le poignard ne risquent pas d’en tomber avant d’amorcer ma descente.
Il commence à faire jour donc je sais que nous sommes à l’aube, mais je n’ai pas d’idée plus précise que cela de l’heure qu’il peut être. Il est en tout cas clairement celle de vider ma vessie !
Draken m’a déjà dis de le réveiller quand je m’éloigne pour ce genre de chose, mais j’y rechigne toujours un peu. C’est stupide, mais je n’ai pas envie qu’il m’imagine en train de faire ce genre de choses. Et puis le terrain à l’air dégagé, je ne vois rien de suspect à l’horizon alors : autant le laisser profiter de quelques minutes de sommeil supplémentaire, non ? Et puis je serai vite revenue et il n’y verra que du feu.

Une fois redescendue de mon perchoir, je scrute le décor prudemment, tirant mon sac à moi pour en sortir le poignard. Je ne suis plus obligée d’utiliser mes deux mains à présent et je me sentirai rassurée avec un tel outil à disposition. Une fois armée, je m’éloigne à pas feutrés de l’arbre noueux sur lequel nous avons grimpé pour passer une courte nuit et me trouve un coin tranquille où faire mon affaire.
Mais une fois mon besoin comblé, mon ventre se met à gronder férocement et, après un coup d’œil en direction de l’endroit où se repose mon allié, je décide d’aller résoudre ce second problème. Je m’éloigne encore, à la recherche de quelque chose à me mettre sous la dent, pour ne pas avoir à piocher dans mes réserves. De toute manière, nous nous sommes mis d’accord avec Draken pour toucher à nos réserves uniquement en présence de l’autre, au cas où la tentation de dépasser notre ratio se ferait trop grande… Je ne veux surtout pas le décevoir, alors je préfère chercher une autre source d’alimentation pour l’heure. Après tout, c’est lui qui a risqué sa vie le premier jour pour récupérer tout ça.

Je marche depuis un petit moment lorsque j’entends un hurlement survenir de quelque part dans mon dos.
Draken.
C’est Draken, j’ne suis absolument certaine.
Mon cœur tombe dans le fond de mon estomac vide et je suis prise de nausée. J’ai l’impression de faire de la chute libre. Je reste figée durant de longues secondes, retenant mon souffle. J’essaye de me convaincre que ce n’est que le fruit de mon imagination… J’attends confirmation que ce n’est que ça… J’appréhende un second cri. J’appréhende un coup de canon.
C’est un second cri qui s’élève.
« DRAKEN ! »
Je n’aurai pas dû hurler, mais c’était le seul moyen pour moi de me tirer de ma torpeur. Le son paniqué de ma propre voix m’a arraché à ma paralysie et me voilà en train de courir vers mon point de départ. Le terrain est glissant, difficilement praticable, et je manque de chuter plusieurs fois. Je finis par tomber et me retrouve le nez dans une boue malodorante. Mes mains s’engluent et j’ai l’impression que je n’arriverais jamais à me relever. Mais j’y arrive. Et Draken hurle une fois encore.
Comment ai-je pu être aussi négligente ? Comment est-ce que j’ai pu être aussi STUPIDE ? Je n’aurai jamais dû m’éloigner ! Jamais ! S’il lui arrive quoi que ce soit, ce sera entièrement de ma faute.
Et ses hurlements me laissent à penser qu’il lui est déjà arrivé quelque chose…
C’est ma faute. Quoi qu’il se passe à présent, ce sera ma faute. Il ne me pardonnera jamais. Et s’il le fait, moi je ne me pardonnerais jamais. Après tout ce qu’il a fait pour moi…
Je l’ai trahi. Je l’ai odieusement trahi pour satisfaire mon stupide estomac. Je suis une stupide petite fille ! Je suis une sale traitresse. Est-ce que c’est ce qu’il est en train de se dire ? Est-ce qu’il se demande si je l’ai abandonné exprès ? Je crois presque que je préfère cette idée à celle qu’il soit en train de s’inquiéter de mon absence…
« S’il vous plait, s’il vous plait, faites qu’il aille bien, oh s’il vous plait faites qu’il aille bien… »
Les larmes dégringolent sur mes joues tandis que je continue de courir tant bien que mal sur le terrain miné des marécages.

Lorsque j’arrive enfin sur place, je ne peux que constater, impuissante, que : non, Draken ne va pas bien. Je m’immobilise et porte les deux mains à ma bouche, ravalant un hurlement. Un serpent d’une taille inimaginable est en train de s’attaquer à mon allié. A mon ami. Il a été surpris dans son sommeil par l’animal. Il est encore attaché à l’arbre dans lequel il dormait quand je l’ai quitté. Il est coincé. Draken se débat pour se libérer de son entrave, tout en tentant de repousser le monstre qui fond sur lui.  
C’est ma faute.
Tout est ma faute.
Je me mets à hurler assez fort pour m’abimer la gorge, incapable de faire autre chose, les yeux exorbités de terreur face à ce spectacle.    

J’ai fait ça. Je suis responsable de ce qui est en train d’arriver à mon seul et unique ami dans l’Arène. Ma bêtise a tué mon alliée… Draken est un battant, il a toujours eu ses chances de remporter les Jeux et, parce que je suis une stupide petite fille, j’ai tout gâché pour lui.
Il n’est peut-être pas trop tard, mais comme je suis une imbécile : je ne sais absolument pas comment faire pour l’aider. J’ai peur. Je suis paralysée par la peur. Tout ce que je peux faire, c’est hurler et observer ce qui se passe sous mes yeux exorbités de terreur et qui s’embuent déjà de larmes.

Draken se débat comme un beau diable, essayant toujours de scier la corde de lianes qui le maintien à la merci de l’énorme animal. Et lorsqu’il y parvient finalement, une bouffée d’espoir me heurte de plein fouet. Il va s’en sortir ! Il a réussi ! Il s’est libéré ! Il n’a plus qu’à se laisser tomber dans le marécage et à se diriger vers moi. Je l’aiderai à sortir de ce bourbier et alors nous fuiront ensemble.
Il risque d’être fâché après moi et de me chasser. Je ne pense pas que nous continuerons cette aventure périlleuse ensemble, mais peu m’importe : Drake sera en vie. Je ne serai pas responsable de sa mort. Il pourra même me tuer s’il le veut… Je le mérite après ce que je viens de lui faire subir. Au moins, je ne quitterai pas ce monde avec la mort d’un ami sur la conscience, ce qui est exactement ce que je redoutais depuis la Moisson.

Mais Draken ne s’en sort pas…
Le serpent géant a déjà eut le temps de lui mettre la main dessus. Il retient une des jambes du gamin du deux et, quand celui-ci se jette dans le vide pour fuir, un affreux craquement retentit. Comme une branche de bois sec sur laquelle on marche et se brise… C’est la jambe de Draken qui vient de ployer sous la pression…
Son corps pend dans le vide. Ses mains pourraient presque caresser la surface boueuse du marécage… Il est rattaché à la branche où il dormait par sa jambe, qui a prit un angle impossible. Même s’il s’en sort maintenant : il ne pourra plus l’utiliser. Elle est fichue.
Il est fichu. Même moi qui suit stupide, je m’en rends bien compte.
« Draken… » j’ai cru hurler mais je n’ai fait que murmurer son prénom. Je n’ai plus la force de crier.  
Lui non plus ne hurle plus. Je crois (j’espère) que la douleur causée par sa jambe a eu raison de sa conscience. Je crois qu’il s’est évanoui.

Mais non. Lui comme moi n’avons pas ce plaisir. Du moins, il retrouve rapidement conscience et commence à s’agiter. Le serpent, lui, n’a pas perdu une seconde. Il cueille sa proie comme un fruit bien mûr, ce à quoi Draken pourrait ressembler à présent, pendu à son arbre…

« Je suis désolée… » je hoquète lamentablement, baissant les yeux.
Je ne supporte plus ce spectacle. Draken recommence à hurler. Je voudrai qu’il se taise. Je me sens horrible de penser de cette manière mais j’aurai vraiment, vraiment voulu qu’il meurt en silence. Je sais d’avance que ses cris me hanteront jusqu’à mon dernier souffle… Je le mérite après ce que j’ai fait, j’ne suis consciente, mais en même temps… Je n’ai jamais demandé à venir ici. Je n’ai jamais demandé à voir ça. Je ne devrai pas être là.
Je veux voir Papa.
Je ne relève plus les yeux vers mon ami qui continue de pousser des cris pendant que la bête prend possession de son corps. Je veux partir. Le plus loin possible de lui et de tout ça.
Lorsque d’autres craquements finissent par s’élever, signe que le serpent à commencer à broyer le corps frêle de mon allié pour mieux l’étouffer, je commence à courir.

Je cours. Sans me retourner.
Je suis une meurtrière. J’ai tué mon ami.
J’ai tué Draken Wislow.
Je ne peux plus retourner chez moi à présent.

Coup de canon.