La vue depuis ma fenêtre était vraiment fascinante, quand on y réfléchissait bien. Assis sur le bord, mon buste faisait face à la porte d'entrée de ma salle, bien gardée par les pacificateurs. Ma tête elle était tournée sur la vue qui s'offrait à moi. La grande place s'était vidée en quelques instants. Je pouvais voir ma soeur Kallista et mon père quitter l'hôtel de ville après nous être dits au revoir pour toujours. Mon coeur se serra d'autant plus. Je ne reverrais peut-être plus mon père remonter ses lunettes sur son nez et ma soeur crier dès que quelque chose ne lui plaisait pas. J'étais mélancolique. Et j'éprouvais une haine particulière contre cette maudite hôtesse qui avait tiré mon nom. Qui venait de me voler la vie, littéralement. Mon regard suivait ma famille qui s'éloignait progressivement de la grande place. Et bientôt, ils disparurent de ma vue. Je poussai un soupir. Je posai ma tête contre le rebord de la fenêtre close. Quand allais-je quitter cette pièce ? La solitude me gagnait, mon coeur se serrait. Et très vite, les portes se rouvrirent. Mais pas pour me laisser partir, non. Bambi Poezyn parvint à obtenir une discussion de cinq minutes avec moi. Je me levai, étonné par ce retournement de situation. Et avant que je n'eusse le temps de réagir, la jeune femme s'était jetée dans mes bras, réfugiant son visage au creux de mon cou.
C'était quoi ça au juste ? De quel droit se permettait-elle de faiblir alors que sa vie n'était pas en danger ? Je fronçai les sourcils et la repoussai doucement pour ne pas lui faire de mal. Je n'acceptais pas son comportement. Peut-être que elle n'avait pas oublié notre passé, mais moi je m'étais mis un point d'honneur à lui tourner le dos. Pour sa sécurité, pour ma sécurité. Je ne voulais pas la regarder en face. Droit comme un piquet, je détournai vite les yeux pour me prendre d'intérêt pour une lampe. Je reculai d'un pas, instaurant un périmètre entre la Capitolienne et moi. « Je n'ai rien à te dire. » Je m'efforçais à me montrer le plus glacial possible pour ne pas montrer mes faiblesses. Je n'en avais pas le droit. Il n'était pas nécessaire de remuer le passé alors que mon avenir était aussi embrumé qu'un rêve qu'on n'arrivait pas à se souvenir. Je n'avais pas de temps à accorder aux larmes de Bambi Poezyn. Et je n'avais pas de temps à m'accorder pour revivre un bonheur que j'avais décidé d'enterrer.

Rien que de la voir est un supplice. J'avais mis tellement de temps à l'oublier, elle et les souvenirs qui la reliaient. J'avais renoncé à mon bonheur d'enfant dès que Keira avait péri dans l'arène, il y avait de cela quatre ans. Couper les ponts avec le passé, et tous les gens que j'avais côtoyé, pour les protéger. Les protéger de ma mort imminente, chose dont j'avais pris conscience avec le départ de Keira. C'était un mal pour un bien. C'était difficile à expliquer en réalité. Et je n'avais vraiment pas le temps de dire à Bambi les vraies raisons de mon éloignement. Nous ne disposions que de cinq minutes. Cinq maigres minutes. Comme pour mon père et Kallista. Et je n'avais pas spécialement envie de la supporter davantage.
Je me pris de fascination pour cette lampe. Après avoir posé mon regard de glace sur Bambi, cet objet semblait m'aspirer, comme pour échapper à ma situation. Je n'arrivais pas à supporter sa fragilité maladive. Ce n'était pas ce dont j'avais besoin. Pas en ce moment. Pas avoir la mort qui me guettait. J'avais au contraire besoin d'un regard dur, enflammé. Comme celui de Kallista. Mais personne n'était pareil. Personne. Et je ne pouvais pas blâmer Bambi pour cela. Elle était douce dans ses gestes et ses paroles, ce qui manquait cruellement à ma soeur par exemple. Et c'était ce qui me manquait également. Mes yeux en amande se reposèrent sur la Capitolienne. Elle fouillait dans sa poche pour sortir au creux de sa main une petite broche en or. Une broche en forme de note de musique, pour rappeler son métier: le violon. « Promets-moi que tu la garderas dans l’arène. S'il te plaît. » Allons bon. Mon visage restait de marbre. Je ne bougeais pas. Mes yeux se plissèrent à peine quand elle me força à prendre sa broche dans ma main. Je posai mon regard dessus. Mes doigts caressèrent le métal forgé et brillant. J'étais en train d'hésiter. Cette broche était un véritable bond en arrière. Ce petit garçon que j'avais évité toutes ces années... Devais-je à présent lui ouvrir les bras ? Je me mordillai la lèvre. Mes sourcils s'arcquèrent. Je ne savais pas. Je ne savais plus. C'était littéralement le bordel dans ma tête ! L'or de la broche me saisissait. Je voyais toutes ces images que j'avais décidé d'oublier. Je secouai ma tête et rangeai la broche dans ma poche, réajustant ensuite mon imposante mèche de cheveux sur ma figure. Je m'éclaircis la gorge. « C'est bon, tu as fini ? Tu as autre chose à faire. » Je croisai mes bras et poussant un soupir, lassé. J'allais devoir lui dire au revoir aussi. Et déjà que mes adieux avec ma famille étaient durs à accepter, je n'avais pas envie de voir le visage de Bambi se décomposer à l'idée que je puisse mourir dans l'arène. Parce que je ne supporterais pas de la voir souffrir.

Il s'était passé quoi, deux minutes ? Deux minutes de silence total où nous nous étions regardés intensément, comme si on se battait pour quelque chose. Mais quoi ? A faiblir, défaillir, et se souvenir. Ce dont je n'en avais nullement l'envie. Yeux plissés, je dévisageais la jeune femme qui me faisait face. Elle qui était aussi fragile que de la porcelaine. Qu'elle ne se frotte pas trop à moi, où mon imposante carapace encerclant mon cœur et mes sentiments allait la rejeter et la briser. J'étais profondément désolé pour Bambi. Désolé de ne pas pouvoir lui dire pourquoi j'avais tant changé. Pourquoi je m'étais tant éloigné d'elle et de notre passé commun. Pourquoi j'avais décidé de renier l'enfant innocent que j'étais. Parce que la vie n'était pas facile, loin de là. Elle l'était encore moins quand on était un enfant de district, comme moi. Bambi, elle, n'avait jamais eu cette épée de Damoclès suspendue en haut de sa tête. Moi, depuis dix-sept ans maintenant, je vivais dans la peur immense de basculer de l'autre côté à tout instant. J'en avais pris réellement conscience quand Keira mourut dans l'arène. Mais là, c'était devenu encore plus réel. Et je me remerciais d'être devenu aussi insensible aujourd'hui. Car je ne pouvais pas me permettre d'être aussi faible et fragile que Bambi. Ce n'était pas ce qu'un tribut pouvait se permettre, pas quand les caméras le suivaient à la trace.
Les portes s'ouvrirent. C'était la fin de notre petite entrevue. Elle aurait simplement pu me dire au revoir, ou remettre en question mon comportement distant. Mais non. Il avait fallu qu'elle m'embrasse. Sensible. Candide. Tout ce que je ne supportais pas. Mais ce fut surtout de la surprise qui me prit. Surpris de sentir ses douces lèvres contre les miennes. Je n'avais jamais embrassé quelqu'un de ma vie. Elle venait de m'arracher mon premier baiser. J'aurais aimé que ce fusse fait dans d'autres conditions. Je restais étonné, les yeux écarquillés, puis le visage larmoyant de Bambi me choqua, tout comme son baiser. Elle avait ensuite disparu de la pièce. Quelques secondes me suffirent pour réagir. Je m'élançai d'un pas rapide, tendant mon bras pour essayer de retenir la jeune Capitolienne. En vain. Les portes se refermèrent devant moi. Ces mêmes portes qui venaient de se refermer sur un passé que je venais de retrouver. Une fille que je voulais maintenant redécouvrir. Une fille dont j'étais prêt à apprécier de nouveau. A aimer de nouveau.