À Panem, les choses n'étaient pas faites pour durer, tout le monde en conviendra. Nous étions parfaitement au courant que l'univers dans lequel nous vivions n'avait rien de stable ni de clément... que l'on soit un mineur du douze, sans cesse menacé d'être enterré vivant dans les galeries selon le bon vouloir du destin, ou alors un styliste au Capitole, subissant la pression d'une demande toujours plus exigeante de la part du public. Il n'y avait pas de situation facile dans ce pays, pas d'assurance en l'avenir, pas de prévoyance envisageable. Ou si... peut-être un peu. Lorsqu'on était suffisamment malin, il devenait possible de prédire à court terme les actions des autres, en fonction des choix que l'on faisait, dans nos mots et dans nos gestes. Si je vous dis ça, c'est parce qu'en quatorze ans, j'avais largement eu l'occasion de comprendre comment le paradigme du « récolter ce que l'on sème » fonctionnait. Et je m'en étais servi... parfois de manière abusive, ça oui, mais toujours sans trop de conséquences négatives jusqu'à aujourd'hui. Le tout était de rester suffisamment prudent pour ne pas trop attirer l'attention, tout en gardant quand même les yeux du Capitole braqués sur soi afin de montrer qu'on n'avait pas peur et donc rien à se reprocher. Un mécanisme compliqué, je vous l'accorde, mais avec lequel on finissait par se familiariser, parce que c'était une question de vie ou de mort. Hah... si vous aviez prédit à ce garçon impulsif et assoiffé de reconnaisse que j'étais encore à l'époque de mes Jeux qu'il allait évoluer en une sorte d'ordinateur humain calculant les moindres faits et gestes de son entourage, il vous aurait ri au nez. Ce gamin qui n'en savait rien quant à ce qu'il allait devenir... il y a des jours où son innocence me manque. Tout ce que je voulais, à quinze ans, c'était qu'on me remarque au milieu des carrières qui m'entouraient. Je voulais sortir de leur ombre pour briller un peu.

On peut dire que j'avais réussi mon coup, j'imagine.

Propulsé hors de mon district sous le feu des projecteurs, progressivement élevé au rang de personnalité influente à la capitale, adopté par les politiques pour leur servir d'objet médiatique... je n'étais pas rentré au Un après les Hunger Games, ce qui était une sorte d'exception aux règles qui stipulaient qu'il aurait fallut me renvoyer à la « maison », même sans le moindre souvenir persistant dans mon esprit. Je n'étais pas rentré au un... et j'avais choisi de faire ce qu'on attendait de moi pour tenir ma famille à l'écart de toute menace, quitte à ce que même mes parents soient persuadés que leur fils ne se rappelait plus d'eux.

Oh, le bout de chemin accomplit durant tout ce temps ! Quand j'y repense, ça me paraissait à moi-même irréel. Pourtant j'avais tenu le coup, j'avais royalement berné mon monde en manquant certes d'y perdre mon identité plusieurs reprise, mais j'en ressortais vivant, difficilement touchable car le public m'appréciait et surtout blindé d'informations plus ou moins confidentielles. À bientôt trente ans, le poids de l'isolement avait tout de même finit par peser lourd sur mes épaules et à force d'y repenser jours et nuits, je me suis rendu compte que je ne voulais plus de cette vie artificielle. Rentrer chez moi était devenu la priorité, mais pour ça, il fallait prendre des risques... plus ou moins élevés. Ca intégrait notamment le fait d'aller voir un psy après avoir brièvement revu mes parents il y a deux mois et de faire croire à ce type qu'avec ses séances de psychanalyse, la mémoire était en train de me revenir. Facile, pour l'acteur de carrière que j'étais. Enfin... plus ou moins.

Quoi qu'il en soit, il m'avait fallut un bon moment pour tout mettre en place afin d'être transféré sans trop d'embêtements dans mon district d'origine, mais maintenant que j'y étais, je n'avais plus le droit à l'erreur. Un pas de travers et je pouvais dire adieu à ma soeur jusqu'à présent protégée par mon mensonge. Un geste douteux de ma part et Lilas se retrouvait menacée. Tous ces gens que j'étais parvenu à garder en sécurité jusqu'à présent, de part ma distance, devenaient tout à coup une grosse source d'angoisse maintenant que j'étais près d'eux. Mais c'était une partie comme une autre du contrat, celle où je devais montrer patte blanche au Capitole à tout prix jusqu'à ce qu'on nous lâche la grappe, à ma famille et à moi-même. Et puis... il n'était pas question que ma fille vienne au monde en étant mise en danger par son propre père. Non... j'allais gérer tout ça, j'en étais capable. Si j'avais réussi à rester parfaitement indifférent aux pleurs de mes parents lorsqu'ils m'ont revu après ma victoire, sous prétexte que je ne les reconnaissais pas, je pouvais tout aussi bien rester ancré dans mon personnage pro-Snow, pas curieux, juste pas assez intelligent pour représenter une menace et toujours aussi superficiel qu'au premier jour sur les plateaux d'interview. Et puis j'étais du District Un, pourquoi diable voudrais-je donc m'en prendre au gouvernement, alors que je lui faisais confiance ?

J'étais donc en pleine réparation d'une armoire dans le salon lorsque quelqu'un vint toquer à la porte en milieu de matinée. Posant mes outils sur place, je me relevais tranquillement pour me diriger vers l'entrée et jeter un coup d'oeil dans le Judas.

Et avoir subitement un nœud à l'estomac.

Qu'est-ce que Phoenix O'Connors pouvait bien venir faire par ici... ? Il n'était pas accompagné, certes, mais ce n'est pas ce détail-là qui m'empêcha de retourner immédiatement la situation dans tous les sens pour tenter de donner une signification à sa visite chez moi. D'autant plus que l'homme portait son uniforme de pacificateur. Okay. zen, Ty'. C'est rien du tout. Ce type n'a théoriquement aucune raison de te chercher des noises, y'a jamais eu d'embrouilles entre vous, t'es clean. C'est juste un gars super dévoué à son job. Bien. Je pris une inspiration et ouvris la porte avec un air neutre sur le visage, lequel se changea rapidement en (fausse) surprise. « Tiens, O'Connors ?! Je ne savais pas que vous étiez de passage dans le district ! » Un sourire franc s'afficha sur mon visage et je me décalais un peu pour lui laisser la place avant de lui faire un geste de la tête pour l'inviter à entrer dans la maison.