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- Chapitre 5
le 9 novembre au District 12
A genoux sur le carrelage de la cuisine du maire, Bliss frottait sans relâche une tache de sucre qui avait laissé une traînée noire et collante à terre. Son premier souci, c'était en combien de temps elle pourrait la retirer, histoire de finir le boulot plus vite et pouvoir aller acheter à manger pour Bolt. Une pensée lui traversa ensuite l'esprit. Le goût du sucre. Elle l'avait oublié. En fait, elle ne l'avait même jamais goûté. C'était un privilège réservé aux enfants du maire. Aux riches populations, même rares, du Douze. Celles qui voulaient bien de Bliss Greene, la sauvageonne au frère fou à lier et au père alcoolique, pour récurer leurs carrelages et cirer leurs parquets.
La tache partait. Bliss frottait avec un linge humide qu'elle trempait dans une bassine et un savon usé. Il n'y avait bien que dans la maison du maire qu'on utilisait du savon pour nettoyer le sol. Chez les Greene, on économisait le précieux objet pour pouvoir tenir le plus longtemps possible loin des maladies, en ayant anéanti plus d'un dans les quartiers pauvres. Bliss veillait à ce que Bolt se lave régulièrement. Qu'il se brosse les dents, même avec un petit bout de bois et de l'eau. Elle avait assez à faire, il ne manquait plus que quelqu'un tombe malade...
Elle se redressa, rejetant sa tignasse noire et emmêlée en arrière, et s'essuya les mains sur son tablier usé. Le maire avait revêtu un costume trois-pièces impeccable et scrutait leur télévision. Le Capitole. Cette fichue annonce. Bliss n'avait aucune envie d'aller assister à ça, mais c'était obligatoire. Et pour être tranquille, mieux valait éviter les ennuis.
Le maire se retourna et croisa le regard farouche de Bliss alors qu'elle était immobile. Surprise, elle s'agenouilla à nouveau pour faire mine de travailler, de peur d'avoir donné une mauvaise image d'elle-même.
« Mademoiselle Greene. »Bliss lâcha son torchon pour se redresser et faire face au maire en penchant légèrement la tête, par politesse.
« Allez vous changer. L'annonce est dans vingt minutes. » Elle leva les yeux vers le visage de l'homme. Entre deux âges, barbu. Il vivait ici avec ses enfants. L'aîné avait le même âge, peut être un peu plus vieux, que Bliss. Ca faisait longtemps qu'elle n'allait plus à l'école, mais elle le voyait encore partir tous les matins avec son cahier et sa sacoche en cuir. Un drôle de sentiment. Le regard fuyant. Bliss essayait de repérer une once d'ironie sur le visage du maire.
« Je n'ai pas terminé, » fit-elle d'une voix sobre, fixant l'homme avec ses yeux sauvages. Il eut un petit sourire en coin.
« Vous en faites déjà beaucoup. »Le maire se retourna alors à l'appel de sa plus jeune fille, d'environ huit ans, qui venait de dévaler les escaliers de la maison. Bliss ne savait plus quoi dire. Elle se contenta de ranger la bassine et d'étendre le torchon dans le cagibi, de le remercier et de fuir la maison le plus silencieusement possible.
• • •
Bliss avait juste quitté son tablier. Bolt l'attendait devant la maison, comme tous les jours. Elle avait passé un coup de peigne usé dans les cheveux de son frère. Elle avait secoué leur père, ronflant à réveiller un mort dans le sofa défoncé du salon. Et, en prenant Bolt par la main, ils se déplacèrent ensemble vers la Grand Place.
Les gens du Capitole avaient tout installé. Bliss repéra alors Talasi Wilder dans la foule. Seule, comme d'habitude. Elle serra un peu plus fort la main de son frère. Elle n'avait pas envie qu'il prenne peur pour une quelconque raison et fuie dans les bois. C'était déjà arrivé. Leur père ne s'était même pas déplacé et avait préféré le confort du canapé.
La femme enfarinée du Capitole prit alors la parole. Près d'elle, ces redoutables boules de verre. Remplies de morceaux de papier. Bliss frissonna.
« Bienvenue ! Aujourd'hui je vous dévoile tout mes amis ! Prêtes ? Prêts ? Comme notre cher Caesar vient de nous le dire, le Capitole et sa générosité reconnue vous invitent pour un voyage exceptionnel dans votre capitale des délices. Je serais très heureux(se) de vous guider pendant ce séjour... mais avant, il me faut dévoiler les grands chanceux de l'année ! Il y a quelques heures, un tirage au sort a été effectué parmi vous tous, et seulement six d'entre vous auront la chance de me suivre avec vos très appréciés vainqueurs. Mais pourquoi attendre plus ?! [...] »Des noms. Juste une visite. Six personnes. Bliss respira un peu plus lentement. C'était moins pire que ce à quoi elle s'attendait. Elle n'avait aucune envie d'aller au Capitole. Elle pourrait toujours refuser. Et puis, ce n'était pas comme si elle avait une chance d'être tirée au sort.
La main gantée de la femme tira un premier papier. Sa voix écorcha un nom familier à Bliss. Talasi. Bliss la chercha du regard. Elle avait l'air perdue mais elle s'avanca lentement d'elle-même. Les gens la jaugeaient d'un air malveillant. Bliss leur jeta des regards assassins. Si elle avait plus d'impact, plus d'influence sur ces gens, elle les aurait bien tous remis à leur place.
« Viens par là, petite chanceuse ! » s'exclama la femme à l'adresse de Talasi. Bliss leva les yeux au ciel. Aller au Capitole dans ce foutu train, c'était tout sauf une chance pour quelqu'un comme Talasi. Mieux valait pour elle de la laisser vivre là où elle le voulait. Un électron libre. Elle appartenait à la forêt du Douze, pas aux rues luxueuses du Capitole.
La femme plongea une fois de plus sa main dans le bocal. Elle tira un autre papier, et ses sourcils se froissèrent à la vue du nom.
« Bi- Bliss ! Bliss Greene ! » Bliss ne moufta pas. Elle serrait la main de Bolt le plus fort possible.
« Qui est Bliss Greene ? » lança la femme à nouveau. Bliss regarda son frère, levant les yeux vers son visage. Bolt lui rendit son regard. Il avait l'air en paix. D'ordinaire, il sentait arriver les choses. Si c'était mauvais signe, il aurait hurlé. Il se serait débattu. Un Pacificateur l'aurait attrapé et battu pour trouble de l'ordre public. Mais là, il regardait au ciel d'un air joyeux.
« C'est bon, Bliss, je m'en occupe, » glissa une voix derrière elle. Le fils du maire. Elle avait oublié son nom. Ce dernier posa sa main sur le bras de Bolt qui se tourna vers lui lentement. Bliss anticipait une réponse violente. Il détestait que quelqu'un d'autre que Bliss, ou Olver, le touche. Mais il ne dit rien. Et il suivit le fils du maire d'un air docile, comme si on lui avait promis monts et merveilles.
« Où est Bliss Greene ? » s'exclama la femme une fois de plus. Bliss leva alors la main et la scruta de son regard sérieux et sauvage, les yeux noirs de jais et ses cheveux en bataille.
« C'est moi. » Elle avança alors au milieu de la foule. Talasi la regardait d'en haut de l'estrade également. D'un côté, quelqu'un de confiance venait avec elle. Et Bolt faisait confiance au fils du maire. Chose extrêmement rare.
Bliss, sa robe de lin usé et ses cheveux emmêlés, se placa droite comme la justice face au peuple de son district. Elle aurait tout donné pour rester ici, mais le Capitole en avait décidé autrement. Tant que ça pouvait limiter ses chances à la prochaine Moisson, tout allait bien. Du moins, c'est ce qu'elle tentait de se persuader.