La journée a été bien remplie. Une énième journée harassante à trimer à l’usine, ce qui ne lui a cela dit pas permis d’arrêter de penser à Cash, à Silk ou à la disparition mystérieuse de Swain. Ce dernier point n’est pas celui qui le contrarie le plus, mais il est certain que ce fait aura des répercussions que Nial est encore incapable de mesurer sur sa relation avec l’ancienne participante aux Hunger Games. Elle lui a demandé de veiller sur son colocataire en son absence et il n’aura pas fallut plus d’une poignée de jours pour qu’il échoue déjà dans cette mission pourtant enfantine... Veiller sur les autres est pourtant une tâche quotidienne pour le matelasseur, mais cette fois, il n’a pas été à la hauteur. Pas vraiment d’sa faute cependant. Quand il s’est pointé chez Silk en douce pour tenir sa promesse et chercher à savoir de quoi aurait au juste besoin le type, il n’a trouvé aucune trace de lui nul part. S’il avait une autre planque, Silk lui en aurait forcément parlé sur les quais, non ? A moins qu’il ait manqué un indice laissé à son adresse dans l’habitation… Non, il y a peu de chance que ce soit le cas, son amie sait à quel point il est médiocre en devinettes et autres jeux de ce genre. Pister un animal est à sa portée, découvrir des indices à l’aide de formules mystérieuses faisant appelle à une certaine logique: impossible.
Du coup, il a la désagréable impression que Silk va se venger sur Cash, d’une manière ou d’une autre. Il a perdu son protégé, elle va faire de même avec la sienne. Œil pour œil, dent pour dent, non ? C’est stupide et il la connaît assez pour savoir qu’elle n’irait pas jusque là, pas avec lui en tout cas, mais n’empêche, Niallán n’est pas tranquille…
Il n’arrête pas d’imaginer l’adolescente à la chevelure rose, perdue au milieu des bâtiments écrasants de grandeurs du Capitole. Il la visualise, seule et perdue, son assurance envolée, son courage balayé, ses grands yeux de biche trahissant sa vulnérabilité… Il voudrait être là, pouvoir l’encourager, la rassurer, mais il est coincé dans leur district qu’il ne quittera probablement jamais, totalement impuissant. Il tente de se convaincre qu’elle ne laisserait personne l’impressionner, qu’elle est assez forte pour affronter tout ça, mais il ne peut s’empêcher de douter. Lui aurait été terrifié à sa place…

Il est en train de penser à la jeune femme lorsqu’il entend des voix au timbre menaçant s’élever non loin de là où il se trouve. Niallán ne sait pas vraiment pourquoi il a ressenti le besoin de terminer son épuisante journée en effectuant un détour bien inutile du côté du fleuve, mais c’est là que ses pieds l’ont porté alors ma foi… c’est là qu’il se trouve.
Il relève enfin la tête et son regard azuré se porte vers trois grands maigrelets qu’il connaît de vue et de réputation. Trois petits imbéciles qui ont déjà cherché des noises à ses oies et à qui il a déjà été contraint de voler dans les plumes. Il a oublié leur prénom mais au fond, cette information ne lui sera pas bien utile.
Il lui faut quelques secondes pour analyser la situation et pousser un lourd soupir de dépit. Comme si cette journée n’était pas assez déplaisante. Il pourrait passer son chemin et laisser la blondinette à son sort, d’autres le feraient certainement, mais il va intervenir pour deux raisons. La première étant qu’il voit là une occasion de se défouler un peu, l’autre qu’il ressent le besoin de se sentir utile à quelque chose et surtout, à quelqu’un. Ce ne sont pas les âmes à sauver qui manquent par ici, mais celle-ci se trouve sur son chemin alors…

Sans se presser, il approche du trio qui concentre toute son attention sur la pauvre gamine qu’ils malmènent. Niallán se fait discret et, juste avant d’arriver dans le dos du plus grand des trois morveux, il s’abaisse et étend les bras pour refermer ses mains sur le tissu du pantalon de toile du garçon. En un geste sec et rapide, il le fait descendre sur ses genoux, le laissant en sous vêtements devant ses deux amis et sa victime larmoyante. Le temps que ce crétin réagisse, le trentenaire s’est déjà redressé et lui assène un bon coup de pied dans les fesses qui le fait s’écrouler. Il manque de s’affaler sur l’adolescente qui a le réflexe de se dégager de sa trajectoire.  
« C’est ton père qui t’a appris à te défroquer en pleine rue devant les jeunettes ? C’est comme ça qu’il a engrossée ta mère ? En lui tombant dessus avec le pantalon en bas des jambes ? …Remarque, ça serait pas étonnant, t’es forcément un accident. Hey les gars » ajoute-t-il en se tournant vers les deux autres qu’il salut d’un signe de tête, un sourire amusé sur les lèvres. « Si vous voulez garder votre dignité, j’vous conseille de ramasser votre copain et de déguerpir. La prochaine fois que j’prends la peine de m’agiter, c’est pour faire tomber vos chicots, pas vos pantalons… Compris ? »

Ce n’est finalement pas un mal qu’il déguerpisse sans chercher à venger leur pseudo honneur… Peut-être ne sont-ils pas si stupides que ça puisqu’ils ont rapidement évalués leurs chances de l’atteindre et le faire payer pour son affront qui s’élèvent à peu près à zéro. Ils sont jeunes et manque d’expérience, n’ont que la peau sur les os contrairement à lui et, d’après ce qu’il a pu apercevoir, l’un d’entre eux au moins n’a pas grand chose dans le pantalon. Se défouler sur une telle bande de bras cassés aurait relevé du véritable prodigue avec de telles conditions. Inutile de s’attirer des ennuis pour n’en tirer aucune satisfaction, surtout par les temps qui courent.
Niallán les regarde disparaitre l’un à la suite de l’autre de son regard d’un bleu électrique, son sourire goguenard s’effaçant peu à peu pour laisser place à une expression plus désabusée… La petite victime des trois apprentis malfrats ne tarde cependant pas à le faire de nouveau changer d’air lorsqu’elle vient tout à coup l’enlacer.

L’espace d’une seconde, il se figure qu’en réalité, c’est lui le dindon de la farce, le plus gros imbécile de tous les temps s’il vous plait, grand merci, et que la gamine va lui enfoncer une lame entre les côtes et le détrousser. Ce ne serait pas la première fois que ce genre d’événement se produit au district, c’est même en réalité monnaie courante. Une fille en détresse sert d’appât et le crétin de bon samaritain se retrouve sans le sou au beau milieu de nul part en train de se vider de son sang avant d’avoir réalisé ce qui vient de se passer.
Son premier réflexe est dont de s’arracher en vitesse de l’emprise de la gamine, mais il apparaît très vite évident au matelasseur que la blondinette n’est pas là pour mettre fin à ses jours ou à cette journée merdique. Elle pleure dans ses bras en le remerciant chaudement de lui être venue en aide.  Finalement, c’est peut-être pire que de le poignarder…
« Ouais, c’est bon… N’en fait pas tout un foin » lâche Nial dans un raclement de gorge gêné, tandis qu’elle se recule et tente de se reprendre un peu.
Elle n’a pas l’air d’avoir plus d’une douzaine d’années mais au D8, l’apparence ne veut strictement rien dire et le fait qu’elle soit toute tremblante et apparaisse vulnérable la rajeuni sans doute un peu encore.
« Qu’est-ce que tu fais seule dehors aussi tard ? » demande-t-il ensuite avec neutralité.
Ce n’est pas un quelconque reproche, simplement de la curiosité. Il sait que chacun gagne sa croûte comme il le peut après tout.  

« Pécher hein… » commente-t-il d’un œil un peu critique, observant la besace de la jeune femme qui ne paraît pas contenir beaucoup de matériel. D’autant que grâce aux trois imbéciles, il a un bon aperçu de ce qu’il pouvait bien contenir.
Cela dit, la blondinette ne semble pas se vexer de son sous-entendu et elle le félicite pour sa performance. Il se retient de lui répondre que déculotter un type n’est pas la mer à boire et que, pour une nana, c’est d’autant plus facile. Mais c’et un autre débat et il n’est pas certain qu’elle soit en âge de l’entendre plaisanter à ce propos. Surtout qu’il n’est pas assez naïf pour croire que les garçons se seraient contentés de lui piquer son argent ce soir… Il vient probablement de sauver son innocence. Cette pensée lui arrache un sourire un peu sarcastique.
Niallán, le grand Champion, défenseur des virginités… Ca ferait sans doute bien rire Silk qui a plutôt l’habitude de l’entendre parler de ses innombrables conquêtes.

Il pourrait aider la jeune fille à rassembler ses affaires mais préfère rester droit et la laisser faire, pour deux raisons bien simples. La première est qu’il estime s’être assez fatigué pour aujourd’hui et préfère économiser son dos malmené par cette énième journée passée debout à trimer à l’usine qui a enfin rouvert ses portes. La seconde, c’est qu’il n’aimerait pas que qui que ce soit vienne trifouiller dans ses affaires, surtout après avoir vécu un épisode du genre de celui que la blonde vient d’affronter. Ca reviendrait à entrer dans son intimité et elle a déjà été froissée une fois aujourd’hui, le trentenaire préfère ne pas en rajouter.

Ses sourcils froncés, il l’écoute débiter ses manières de le remercier pour son geste. Niallán ne répond rien pour le moment, en grande partie parce qu’elle ne le laisserait pas en placer une. Il peut comprendre, elle est encore sous l’effet de la montée d’adrénaline et perd un peu ses moyens.
« Ouais, ça serait pas mal » lui sourit-il sans méchanceté, histoire de lui faire comprendre qu’effectivement elle parle trop mais qu’il comprend. « Tu n’as pas besoin d’me remercier. J’vais pas te dire que n’importe qui aurait fait la même chose à ma place, on sait tous les deux que c’est faux, mais j’peux t’assurer que j’l’ai pas fait pour obtenir quoi que ce soit de toi alors… laisse tomber, petite. Et puis, dis donc, mes vêtements ont l’air si miteux pour que tu sous entendes que j’ai besoin de quelqu’un pour les rafistoler ? »
Il fait mine d’observer sa tenue avec inquiétude puis recommence à sourire à la gamine qui commençait à pâlir et se sentir certainement coupable ou simplement stupide.
« Je plaisantais » ajoute-t-il avant d’enchainer. « Tu as de quoi manger ce soir ? Parce que j’ai pas vu d’poiscaille dans ton sac… »

L’entendre parler de sa génitrice au passé ne le surprend pas vraiment. Beaucoup de gamins sont livrés à eux-mêmes dans le district huit, et certainement dans tous les autres. Même le Capitole comporte son lot d’orphelins, assurément. Il ne va pas verser sa petite larme pour la blondinette, il en a vu d’autre et en croisera encore des tas avant de passer l’arme à gauche.  
Ce dont Niallán est également certain à l’heure actuelle, c’est que les beaux préceptes de sa défunte mère ne vont pas la mener très loin. Surtout ceux de ce genre… Mais il préfère ne pas la contrarier à ce propos et gâcher sa bonne humeur retrouvée. Ca ne le regarde pas de toute manière et il s’est déjà largement mêlé des affaires de Blondie.

Niallán laisse échapper un petit grognement désabusé lorsqu’elle répond enfin à sa question, après avoir largement piétiné le sol poussiéreux des abords du lac avec gêne. Une pêcheuse ne sachant pas pécher le moins du monde, c’est intéressant.
« Donc tu espérais que les poissons allaient venir se jeter dans tes bras ? » la moque-t-il en retrouvant son sourire goguenard. Celui qui agace autant qu’il séduit et dont il use continuellement. « C’est une technique très intéressante. Sans doute pas très efficace mais bon… »
Le trentenaire la voit rougir encore davantage et continue de s’en amuser plutôt que de ressentir la moindre culpabilité à son égard. Si c’est comme ça qu’elle compte se débrouiller pour assurer sa survie, ce n’est pas gagné. Il préfère la secouer un peu aujourd’hui pour lui assurer une prise demain. Que ça lui plaise ou pas.
« Ecoute, si tu tiens absolument à me rendre service, j’vais te dire c’que tu peux faire pour moi, petite… Arrêter de faire n’importe quoi » lâche Niallán en plantant ses deux bille d’un bleu électrique dans celles de l’adolescente. « Tu vas ouvrir bien grand tes jolies yeux et tes grandes oreilles et écouter les conseils que j’ai à te donner, jusqu’au bout, qu’ils te plaisent ou non. Et si vraiment tu veux faire de moi un homme heureux, retient et utilise ce que je vais te dire, pigé ? »
Il guette sa réaction, fronçant ses sourcils bruns en penchant légèrement son buste vers elle pour être certain qu’elle n’essaye pas de détourner le regard.
« Tu as été assez longtemps à l’école pour apprendre à écrire ? C’est pas mon cas, gamine, donc compte pas sur moi pour t’aider de ce côté-là, mais ça pourrait t’aider de prendre des notes. J’pourrais te dessiner deux trois trucs pour te dépanner cela dit. Le mieux ce serait que j’te fasse une démonstration mais on n’a pas le temps. D’abord parce que le soleil va s’coucher et ensuite à cause de c’fichu couvre-feu » explique-t-il avant de pousser un lourd soupir. « Bon, il existe plusieurs manières de pécher. Attendre que le poisson te saute dans les bras n’est pas une manière efficace de pécher, ça au moins tu le sais maintenant. Placer des paniers ou des filets dans l’eau, ça peut être une solution, mais il faut pouvoir les surveiller et les faire correctement. Faut surtout pouvoir les retirer en vitesse avant qu’un pacificateur te surprenne… C’est du braconnage, tu saisis ? »

Niallán tique avec contrariété lorsque la blondinette lui réclame une démonstration.
« Non » répond-t-il après un instant de réflexion, son regard plongé dans le sien. Son ton est ferme et son expression est claire et ne laisse pas place à de nouvelles supplications. « Je n’aurai pas le temps avant un moment et plus tôt tu sauras te débrouiller, mieux ça vaudra. Je crois que tu seras d’accord avec moi sur ce point. »
Il la détaille de haut en bas d’un air sans équivoque puis croise les bras sur sa poitrine et reprend la parole.
« Je ne peux pas t’apprendre moi-même, mais je peux te diriger vers quelqu’un qui en est tout à fait capable. Elle s’appelle Jeelana. Elle, son frère et quelques autres gamins trainent souvent du côté des usines de textiles d’ameublement. Elle fait dans la dentelle. »
Un petit sourire amusé apparaît malgré lui sur ses traits. Jeelana fait assurément dans la dentelle, dans tous les sens du terme, et la gamine le découvrira en faisant sa connaissance. Si elle fait l’effort de suivre ses conseils bien entendu. Jee est une parfaite petite femme d’intérieure aimant minauder et qui le rend la plupart du temps dingue avec ses manières de dame. Evidement, c’est une fausse naïve qui sait parfaitement mener sa barque. Une main de fer dans un gant de velours…
Quand il y pense (mais il déteste le faire) il est soulagé que ce soit une fille comme Chashmere et non comme son autre petite protégée qui ait été sélectionnée pour entrer dans l’arène. Il n’aurait pas misé un kopeck sur la survie de l’adolescente.
Son sourire s’efface et Niallán reprend dans un raclement de gorge.
« Je lui ai appris pas mal de trucs, pas seulement à propos de la pèche. Si tu lui dis que c’est moi qui t’envoie, elle t’enseignera ce que tu voudras savoir. Elle le fera en contrepartie de services, bien entendu… je suis certain que vous trouverez un terrain d’entente » abrège-t-il, accompagnant sa remarque d’un moulinet impatient du poignet. « Tu es attendue quelque part ? Parce que, personnellement, j’ai le ventre vide et une faim de loup. Et puis parler donne soif et j’ai rien pour y remédier sous la main. Je connais une taverne pas très loin d’ici où on pourrait aller. Ca te tente ? »
Evidemment que ça la tente. Il n’en est pas encore tout à fait certain mais il suppose que personne ne l’attend pour dîner ce soir. Le fait de l’avoir entendue parler de sa mère au passé, cette façon de trainer dans les rues le soir sans apparente contrainte, et le fait de n’avoir à aucun moment proposé qu’une personne dans son entourage ne le dédommage pour son action, le laissent à penser qu’elle vit seule. Encore une fois, ce n’est pas la première orpheline qu’il rencontre et pas la dernière, assurément.
Il sait qu’un jour, venir en aide à ces gamins lui jouera des tours. Il ignore dans quelle mesure, mais Niallán en est intimement convaincu. Tant pis.
« Je te raccompagnerai chez toi après. »
Il aimerait l’entendre refusé, se montrer un tant soit peu méfiante, mais à en croire l’émerveillement dans son regard à l’idée d’un bon repas, il doute qu’elle se montre prudente. Il va avoir du travaille avec elle et Jeelana ne sera pas une aide superflue.
« Au fait, tu peux m'appeler Niallán. Et arrête de m'vouvoyer, ça m'fait sentir vieux... »

Une élève très appliquée, il doute pas qu’elle le soit. Une brave petite aussi paumée que la moitié des gamins du district et qui n’attend que de recevoir des ordres. Il en voit tous les jours des comme ça, qui savent pas quoi faire de leur pauvre carcasse amaigrie par les privations et qui vous regardent avec leurs grands yeux brillants d’espoir. Ces mômes là, ils finissent mal. Ils finissent le corps criblés de coups de surin dans les rues, ils finissent en filles ou garçons de joie. Les filles se dégottent des maris qui les battent comme plâtre, les engrossent et leur aboient des ordres qu’elles reçoivent avec plaisir. Des gosses paumés il en voit tous les jours et Niallán sait qu’il ne pourra pas tous les sauver. Il en aide un maximum, leur apprend à se débrouiller, à devenir des donneurs d’ordres plutôt que des moutons bon pour l’abattoir, mais ses efforts portent pas toujours leurs fruits… Quand on est né suiveur, on le reste jusqu’à la mort. Une mort sale généralement.
Et même les ceux qui ont l’air de leaders finissent parfois très mal. Y a qu’à voir Cashmere qui était la plus courageuse de ses élèves et qui est en ce moment même au Capitole, probablement en train de s’entrainer à mourir. Parce qu’ici, même ceux qui aboient des ordres doivent rendre des comptes. Même lui, avec ses grands airs de champion, n’est rien de plus qu’un vulgaire mouton de panurge qui adore recevoir des ordres et faire gentiment ce qu’on lui dit, en échange de quelques piécettes qu’il dépense dans l’heure pour obtenir de quoi survivre. A peine…

Mais la gamine surexcitée par sa proposition de manger un morceau l’arrache à ses pensées en se présentant à lui. Il connaît une Eolki. Il en connaît deux en réalité. Y en a une à qui il a déjà parlé quelques fois et qu’il se souvient même avoir culbuté y a pas mal d’année déjà. Normalement, le trentenaire devrait pas s’en souvenir rien qu’avec son nom, ses conquêtes le marque pas vraiment et la grande blonde n’avait pas été le coup du siècle. S’il se souvient d’elle, c’est parce qu’il a eu l’occasion de la revoir. A cause de sa gamine, la deuxième Eolki qu’il connaît. Evina qu’c’était son prénom… Morte aux Jeux de la Faim.
Maintenant qu’il la regarde plus attentivement, Niallán réalise que la gamine ressemble fortement à sa sœur et qu’il aurait dû la reconnaître. Mais y a rien de plus facilement oublié que le visage d’un mort, pas vrai ? Surtout quand vous le connaissiez pas tant que ça. Dans combien de temps aura-t-il oublié le visage de Cash si elle ne reviendra pas ? Aurait-il déjà oublié celui de Silk si elle était tombée dans l’arène ? Probablement que oui…et depuis longtemps déjà.
Niallán se racle nerveusement la gorge et porte sa main au sommet de son crâne à demi rasé.  Il se sent coupable. Il devrait pas, il le sait. Il vient de sauver la mise à la gamine, pourquoi devrait-il se sentir coupable de ne pas l’avoir reconnu ? Il n’a pas envoyé sa sœur à l’abattoir et il n’y a certainement pas envoyé Cashmere, pas plus qu’il n’y avait envoyé sa meilleure amie à l’époque. N’empêche qu’il n’a rien fait pour empêcher ça. Il n’a rien fait et il ne fera rien le jour où Miliale sera appelée à prendre les armes pour représenter le huit, si ce jour devait arriver.
Peut-être que lui proposer à manger était une mauvaise idée. Mais maintenant, il est bien obligé de le faire, non ? Non. Il n’est obligé de rien, n’empêche qu’il n’a pas envie de voir le regard brillant d’excitation de la gamine s’éteindre par sa faute. Tu parles d’un champion ! Il n’est qu’un faiblard. Un connard de mouton.

« Bon. En route alors » se contente-t-il de lâcher, sans plus lui adresser un regard.
Il s’assure de temps à autre qu’elle parvient à suivre son allure et ne cherche pas à la ménager. Elle tente bien de lui faire la conversation deux ou trois fois, mais Niallán reste de marbre et lui répond par des grognements qui finissent par avoir raison de ses bavardages.  
Après un moment qui lui semble interminable et pendant lequel il ne cesse de ressasser tous ses petits malheurs, ils arrivent enfin en vu de l’établissement. Le trentenaire s’installe sur un banc déjà occupé et demande au type non loin de faire une place à la gamine. Pas de tables individuelles par ici, tout le monde mange et bois  au coude à coude. Généralement en silence. Ça va certainement être difficile pour la gamine qui recommence déjà à piailler...

Il jette une œillade torve à la gamine. Niallán n’a jamais été un grand bavard et, en règle générale, il n’ouvre la bouche que pour lâcher un commentaire qu’il juge utile. En l’occurrence, il ne trouve pas que la remarque de la blondinette soit particulièrement pertinente… Qu’est-ce qu’elle s’imaginait au juste ? Qu’il allait la conduire dans un bouge glauque et humide à souhait ne servant que de la bouillie d’avoine, du pain sec et de l’eau croupie ? Evidemment que l’endroit est agréable. Le trentenaire se contente donc de pousser un petit grognement qui peut autant vouloir dire qu’il partage son opinion qu’il n’en a absolument rien à faire.
Il n’a pas besoin de consulter le menu pour savoir ce qu’il va commander, d’une part parce qu’il a ses habitudes ici, et surtout parce qu’il ne sait pas lire. Le document ne sera d’aucune utilité à la gamine non plus et, même si le menu comporte des illustrations, la plupart du temps, il y a tout un univers de différences entre l’image et ce qui atterrit effectivement dans votre assiette… Il se contente donc de croiser ses mains devant lui, les coudes sur la table en bois, pendant que Miliale se tortille à ses côtés.
« C'est quand même dur de se taire... » craque-t-elle finalement.

Un sourire amusé étire ses traits et Niallán se détend enfin un peu. Après tout, la gamine n’est en aucun cas la cause de sa mauvaise humeur et ne mérite pas qu’il passe d’une quelconque façon ses nerfs sur elle. Au contraire. Sa compagnie pourrait bien lui redonner un peu le sourire.  
« Pas tant qu’ça » lui fait-il remarquer en haussant une épaule, tournant son visage un peu plus aimable vers elle. « C’est comme tout : ça s’apprend, mais ça demande un petit effort. Et tu n’es pas obligée de te taire, tu dois juste parler doucement ici. Les gens viennent pour se remplir le ventre et se détendre un peu. Ils entendent le bruit des machines toute la journée alors… Enfin de toute manière, si tu déranges, ils te le feront savoir. »
Il est lui-même venu là pour se détendre après une énième journée au turbin passée en grande partie à se torturer l’esprit en songeant à Cash et aux Jeux à venir, mais également pour permettre à l’adolescente de passer un bon moment après ce qu’elle vient de vivre. Enfin ce qu’elle aurait pu vivre s’il n’était pas intervenu pour la tirer de son mauvais pas. Certes, elle pourrait sortir tout à fait satisfaite d’un simple repas gratuit dénué de conversation, mais ce ne serait pas son cas. Et s’il veut continuer à la garder de bonne humeur et à la voir babiller tout son soûle pour le distraire, mieux vaut pour lui éviter d’aborder le sujet de la Moisson ou des Jeux de manière générale. S’il ne se trompe pas, elle a perdu sa sœur dans l’Arène et c’est le genre de souvenir qui vous coupe l’appétit…

« T’as quel âge ? » demande-t-il à défaut d’autre chose.
Mais pendant qu’elle lui répond, Olga vient prendre leur commande. Nial demande à se faire servir une portion de ragoût  (il sait d’avance que la viande sera filandreuse et certainement d’origine douteuse mais tant pis) avec ses légumes plus ou moins de saison, des pommes de terre, une bière pour lui et un verre de lait pour la mioche.
« Du pain aussi » conclut-il avant de se tourner vers la mioche pour obtenir son approbation.
Ca n’avait rien d’un plat d’été, mais un bon repas chaud était toujours délectable. Surtout après une journée pareille.