La fatigue. La fatigue m’accablait. Je crevais littéralement d’épuisement mais pourtant, je luttais sans relâche pour ne pas m’endormir. Parce que dès que mes yeux se fermeraient, je serai assailli par ces mêmes images sanglantes qui me hantaient depuis ma victoire triomphante aux Jeux, il y avait maintenant cinq années de cela. Vous parlez d’une victoire. J’étais rentré au District, certes, mais une part de moi était morte dans cette arène. Souvent, je me disais qu’il aurait peut-être mieux fallu que j’y trouve la mort. Cela aurait été plus simple pour tout le monde, à commencer par moi. J’étais toujours vivant, mais j’avais tout perdu. Tout. Ma famille, dont je m’étais volontairement éloigné pour ne pas qu’ils aient à subir mes tourments personnels. Ma petite sœur, Virani, me manquait tellement. Alors que nous étions si proches autrefois, son absence était un supplice qui me déchirait les entrailles, chaque jour un peu plus. J’avais également perdu mes amis. Billie était morte aux Jeux, l’édition précédant la mienne. Puis vint le tour du frère de Kath’. De mes yeux impuissants, j’avais été contraint d’assister à son décès, étant donné que j’étais à présent le mentor du District 09. Puis Kath’ elle-même… Sa mort était celle de trop. Je n’étais pas parvenue à surmonter cet obstacle, et je m’étais davantage renfermé sur moi-même que je ne l’étais déjà à mon retour des Jeux. Deux ans... Deux ans déjà qu’elle était partie, me laissant seul avec mon chagrin et mon désarroi.

Assis à même le sol, adossé contre un mur, ma tête dodelina de l’avant alors que les brumes du sommeil m’enveloppèrent. Par chance, des tambourinements m’extirpèrent de cette torpeur. J’ouvris les yeux dans un sursaut et me remis sur pieds d’un bond, paniqué à l’idée que j’étais en train de m’assoupir. Je mis quelques secondes à comprendre quelle était l’origine de ces sons, puis je réalisai que quelqu’un toquait à ma porte. Ce qui était surprenant, étant donné que personne – non, personne – ne me rendait jamais visite. Je jetai un coup d’œil au travers d’une fenêtre pour constater que le soleil s’était couché. Prudemment, je m’avançai lentement jusqu’à ma porte d’entrée, posai la main sur la poignée et l’abaissai avec précaution. J’avais une fâcheuse tendance à virer parano, depuis mon retour des Jeux. Mais aucun danger ne me guettait, au dehors. Simplement une jeune brune, dont le visage m’était familier. Ses parents tenaient la boulangerie où j’achetais mon pain, parfois, quand j’en avais assez de rester enfermé dans cette maison trop grande pour moi. Et puis, je l’avais déjà aperçu à l’école, autrefois. Nous étions à peu près du même âge. Seuls deux ou trois années devaient nous séparer. Devant cette visiteuse inattendue, je plissai les yeux, détaillant son visage. Que venait-elle faire ici ? Ne savait-elle pas qu’il était de notoriété commune qu’Elyas Chesterfield vivait reclus et ne voulait plus voir personne ? La question me brûla les lèvres et je ne me retins pas de la lui poser.

« Qu’est-ce que tu fous là ? », lui balançai-je au visage d’un ton peu courtois. Je voulais ainsi lui faire sentir à quel point sa présence sur ces lieux était indésirable. C’est alors que j’aperçus seulement la plaie qui ornait son bras. La fatigue semblait avoir engourdi mon cerveau car il était évident qu’en temps normal, c’est ce que j’aurai remarqué en premier. Parce que, désormais, la moindre goutte d’hémoglobine me sautait aux yeux, traumatisé que j’étais par tout le sang de ces innocents que j’avais un jour versé. J’hésitai, tiraillé entre deux sentiments : celui de la repousser ou celui de la laisser entrer. Mais si la jeune brune ne s’était pas rendue chez mon père, c’est qu’elle craignait les questions qu’il aurait pu lui poser sur les circonstances de cette blessure. J’en déduisis donc qu’elle ne tenait pas particulièrement à ce qu’on sache comment elle s’était meurtrie le bras. Cela sentait l’histoire louche et certainement pas très légale. Je m’écartai du passage et l’incitai à entrer d’un mouvement de la tête. Bon. Ce n’était pas le jour pour recevoir de la visite, parce qu'un sacré bordel régnait chez moi, mettant la maison sans dessus dessous. En réalité, ce n’était jamais le jour pour recevoir de la visite. En effet, le ménage n'était pas vraiment mon truc. Posant ma main sur son épaule, je la guidai jusque dans la cuisine.

« Assis-toi sur la table », lui ordonnai-je. Ainsi, je serai à bonne hauteur pour examiner sa plaie. Sans rechigner, elle s’exécuta après avoir balayé d'un coup de main tout le bazar qu'il y avait sur la table. Je m'approchai d'elle et jetai un rapide coup d'oeil à sa blessure. Des bouts de bois étaient incrustés dans la chair. Etait-elle tombée d’un arbre ?

« Hm. La plaie n’est pas très jolie. », avouai-je sans détour. « Comment tu t’es fais ça ? », la questionnai-je, sachant pertinemment qu’elle allait me mentir à ce sujet. Mais j’étais curieux d’entendre le bobard qu’elle allait me sortir.

La jolie brune répondit bien trop rapidement à ma question, sans prendre le temps de souffler entre chacun des mots qu’elle prononçait. Elle me débita son histoire comme un texte appris par cœur. Ce n’est pas qu’elle mentait mal, bien au contraire, elle se montrait même plutôt convaincante et sûre d’elle-même, mais je n’étais pas aussi dupe qu’elle le pensait. Et puis, les éclats de bois fichés dans la chair à vif de sa blessure la trahissaient. Ce n’était certainement pas en tombant au sol qu’elle avait pu se blesser aussi gravement. Au pire, elle s’en serait tirée avec une grosse éraflure, mais rien de cette envergure. Et il n’y avait pas un seul arbre dans tout le District. Lors de sa construction, ils avaient repoussé la forêt jusqu’au frontière du haut grillage qui délimitait les zones d’habitations. Je mettrais ma main à couper sans la moindre hésitation que cette fille avait pris la mauvaise habitude de s’éclipser régulièrement hors du District. Ce qui, inutile de le rappeler, était parfaitement illégal… et incroyablement stupide. Tandis qu’elle parlait, je fouillais dans mes placards à la recherche de ma trousse médicale, qui ne m’avait été d’aucune utilité depuis bien trop longtemps. La médecine était plus qu’une vocation… c’était une véritable passion. Venir en aide aux gens était la seule occupation qui me faisait me sentir bien. Je me sentais enfin utile à quelque chose. Et puis, quelque part, j’avais l’impression que sauver des vies absolvait toutes celles que j’avais prises. Mais voilà, mis à part cette jolie brune – quel était son nom déjà ? Impossible de m’en rappeler, pourtant j’étais certain de l’avoir sur le bout de la langue – trop rares étaient les personnes qui venaient me consulter. Les blessés se rendaient tous en priorité chez mon père, ce qui était normal. Il faudrait qu’il décède pour que les habitants du District me considèrent enfin comme un médecin reconnu, car dans ce cas-là, ils seraient bien obligés de se tourner vers moi pour trouver une main secourable. Voilà que la mort et les idées noires me traversaient encore l’esprit. Non. Je ne souhaitais aucun malheur à mon père. Aucun.

Retournant me placer face à la jeune imprudente, je la fixai d’un air perplexe, attardant mon regard sur son visage pour le détailler. La demoiselle était vraiment mignonne et, pour ne rien gâcher, plutôt audacieuse. Car il en fallait de la bravoure pour oser s’aventurer au-delà du grillage, en risquant les punitions les plus sévères. Et il ne fallait pas non plus être dépourvu d’un certain courage pour venir cogner à ma porte. Je n’ignorais pas la réputation peu recommandable que j’avais, ici au District.

« Tu sais, je passe la moitié de mon temps au Capitole », lui avouai-je une vérité qu’elle devait déjà connaitre. « Le lieu de la tromperie et de l’hypocrisie. Tu crois que je ne sais pas reconnaître une menteuse quand j’en vois une ? »

Sur ces mots, j’appuyais volontairement avec mon doigt sur sa blessure pour intensifier la douleur qu’elle devait déjà ressentir.

« Dis-moi la vérité maintenant. Sinon, je ne te recouds pas, et tu vas devoir te soigner seule et crois-moi, tu ne tarderas pas à te choper une bien belle infection dans les jours à venir. », la menaçai-je, sachant pertinemment qu'elle ne se rendrait jamais chez mon père.

Après tout, cette histoire ne me regardait pas du tout, j’en étais parfaitement conscient, mais j’étais dévoré par la curiosité. Qu’allait-elle faire dans cette forêt ? Savait-elle seulement les risques qu’elle encourait en jouant les filles de l’air ?

« Et dis-moi ton nom, pour commencer. »

Car mettre un nom sur une des rares personnes qui osaient encore venir me rendre visite ne serait pas superflu.