Il fait beau aujourd'hui. Il fait tellement beau que Zoe est heureuse, vraiment heureuse, les yeux baignés d'étincelles. Comme le soleil. Il brille dans le ciel d'un bleu impeccable tout comme dans ses propres pupilles. Le troupeau est là, en train de paître joyeusement. Elle n'en a plus que trente-et-un, ce n'est rien trente-et-un. À une époque elle en avait plus d'une soixantaine; ils étaient tous magnifiques, blancs, sages, impossibles, bien nourris et bien surveillés. Oh, c'est toujours le cas bien sûr. Mais le Capitole demande de plus en plus de tués, et tous ou presque reposent son troupeau. Qui ne se renouvelle plus. La viande d'agneau est bien trop goûteuse pour que les rois du monde s'en passent et laissent grandir ces êtres à la chair tendre. Les empêchant donc de se reproduire à leur tour. Diminuant les effectifs. Ce serait bientôt la fin. En surface, la fin de son troupeau, Zoe ne paraissait pas y penser. Elle paraissait ne même pas s'en douter. Pourtant c'était une évidence totale. Sasha aussi le savait. Tout le monde dans le district le savait. Zoe le savait, donc, logiquement. Sans s'y attarder. Au fond, cependant, elle sent bien que c'était grave. Une fois la dernière de ses bêtes morte, elle cesserait de vivre dans une yourte la moitié de l'année. Elle cesserait de les chérir dans leur grange voisine, en hiver. Elle cesserait tout simplement de mener sa vie actuelle. Elle a un peu peur de ce changement, d'une part. De devoir rejoindre les éleveurs de bovins... Oh, bien sûr, ils sont adorables ces éleveurs de bovins. Bons vivants, chantants, souriants. Nul doute que Zoe y aurait pleinement sa place. Mais après tant d'années à vivre seule – ou presque, Sasha ne compte pas vraiment – elle est effrayée à l'idée de devoir retourner à la civilisation. D'autre part – car il y avait une autre part, assez grosse d'ailleurs – son troupeau est tout ce qui lui reste de ses parents. De sa famille. Sans importance ? Tout le monde le croit, pour cette idiote du village, incapable d'effacer un sourire niais de ses lèvres. Heureusement qu'on ne la voit pas trop souvent, elle a beau être gentille, elle n'a pas vraiment de conversation.

La vérité, c'est que personne ne l'entend jamais, sa conversation. Elle en a, sûrement, mais elle ne l'utilise pas. On ne l'entend parler que de soleil et de tonsure, quand bien même on l'entend parler. Elle aime pas ça. Elle préfère communiquer par des gestes, des sourires, des regards. Elle est plus douée comme ça, et puis c'était plus agréable. Nul besoin de déranger la quiétude naturelle. Sauf pour quelques explications, quelques phrases coutumières, dépourvues de toute substance, au final. Des phrases comme « J'y vais. Tu les gardes, hum ?  ». Sasha hoche la tête. Il en est capable, maintenant, il peut assurer le plein travail de berger durant au moins quelques heures. Le temps que Zoe aille se secouer les idées un peu plus loin comme elle le fait parfois. Elle a besoin d'être seule. Écouter les oiseaux, courir dans la vallée sans se soucier des regards d'autrui. Elle sourit à son apprenti avant de partir d'un pas vigoureux. Quelques mètres, quelques mètres encore, quelques mètres plus loin, et elle jète un œil derrière son épaule. Sasha a disparu derrière un quelconque monticule de terre verte, et les moutons avec lui. Elle est enfin seule, libérée de tout. Elle se met à rire en sautant dans des flaques imaginaires. Elle est tellement heureuse ! Elle s'amuse comme une petite folle. Deux ans qu'elle ne connaît plus que ça : le bonheur aveugle. Elle esquisse quelques pas de danse en avançant vers nulle part. Elle n'a pas la carte du district dans la tête. Elle marche n'importe où, sans penser à rien, profitant de tout ce à quoi personne ne pense jamais. Chaque brin d'herbe est devenu une bénédiction. Elle se perd un peu. Il fait un peu chaud quand même, enfin elle trouve, dans sa robe bleue informe, qui descend sous ses genoux. Elle a chaud dans ses chaussures montantes, elles sont lourdes ces chaussures, mais elle les aime bien. Vraiment, est-ce que Zoe est capable de ne pas aimer quelque chose ? Elle se perd beaucoup et, c'est sûr, elle aime ça.

Elle s'est bien éloignée du coin de pâture où elle a abandonné ses bêtes. Elle est arrivée à l'ombre – ça la réveille de ne plus transpirer dans ses chaussettes. À l'ombre de quelques arbres au feuillage bien fourni, des chênes elle croit, des vieux chênes bien larges et touffus. Elle s'approche : oui, c'est ça, leurs feuilles vertes longues et ondulantes, elles sont caractéristiques, c'est bel et bien du chêne. Zoe sourit, elle est fière d'avoir su reconnaître l'arbre. Elle sautille, shoote allègrement dans les glands qu'elle voit par terre. Elle se prend le pied quelque part. Elle est pas douée. Elle se ramasse par terre avec une grâce usuelle. Elle est toute entière dans l'herbe et tout ce qui y vit. Ça la fait rire. Encore. Elle rit comme une enfant de quatre ans. Elle est tellement maladroite ! Elle se fera toujours autant marrer. Elle se relève, pouffe encore. Vraiment, c'est rigolo. Elle l'aime bien ce mot, rigolo, il se suffit à lui-même. Mais dès qu'elle est debout, son visage se ternit, son sourire se meurt. Il y a une espèce de cabane, une sorte de refuge, entre les troncs. Juste en face d'elle, la porte est ouverte. Elle entre. Ne sait-elle pas que la curiosité est un vilain défaut ? Vraiment, ne le sait-elle pas ? Elle s'en fiche, elle ignore l'adage et se glisse dans l'endroit. Elle y est. Elle dévore l'intérieur des yeux, parcours le plafond... avant de redescendre. Et cesser de sourire. Elle n'est pas seule.

L'autre, c'est Frances. Frances, la petite-fille des maires du district. Tout le monde la connaît et tout le monde la fuit : elle est sauvage, agressive, mordante. Elle fait peur. Mais pas à Zoe ; Zoe l'aime bien, au contraire. Cela fait plusieurs années qu'elle la croise, souvent, pendant la saison des pâturages. Elle hère dans les plaines, la Frances. Seule, comme toujours. Au départ, les deux jeunes femmes se regardaient en chien de faïence : cela crevait les yeux que la petite-fille était prête à la bouffer crue si elle osait l'approcher. Ce qu'elle n'a pas fait. Zoe a pris son temps pour gagner sa confiance. Et elle a réussi. Oui, elle a réussi : après des années à se côtoyer, sans aucune parole, sans aucune confrontation directe, Zoe a réussi à pousser Frances aux regards confiants, à la cohabitation paisible. Mais voilà. Maintenant, elle est dans son antre, elle l'a immédiatement compris. Et elle est dans la merde. Cohabiter sur son terrain à elle est possible mais cohabiter sur le terrain de Frances, c'est une toute autre paire de manches... Oh oui, Zoe est dans la merde. Même son esprit optimiste à l'extrême ne peut se le cacher.